26/11/2015

Idée reçue #08 : "Les opérations de restauration écologique et morphologique de rivière ont toujours de très bons résultats"


La cause est entendue : seuls l'égoïsme, le conservatisme et l'obscurantisme des riverains et des propriétaires d'ouvrages hydrauliques empêcheraient d'atteindre le bon état écologique dans la moitié des masses d'eau où il est supposé être dégradé par la morphologie. Corrélativement, les opérations de restauration des cours d'eau menées par le gestionnaire montreraient toujours d'excellents résultats, et seraient "sans regret". C'est inexact, et l'obscurantisme en ce domaine n'est pas forcément où on le croit. Depuis une dizaine d'années, il existe une abondante littérature scientifique internationale de retour critique sur les opérations de restauration écologique en rivière. Elle est souvent sévère dans ses conclusions. Voici deux ou trois choses que ne vous diront jamais les Agences de l'eau, ni l'Onema ni la Direction de l'eau au Ministère de l'Ecologie. Et encore moins vos syndicats de rivière.

Les opérations dites de restauration écologique (ou morphologique) des rivière sont de nature très diverse : augmentation de débit, continuité latérale ou longitudinale (dont effacement de seuils, barrages et digues), stabilisation ou aménagement de zones tampons de berge, enrochements et création de radiers, reméandrage, élargissement du lit, création d'annexes hydrauliques, management de la végétation rivulaire. Ces opérations représentent aujourd'hui 10 à 20% des budgets quinquennaux de programmation des Agences de l'eau, soit une dépense de l'ordre d'un demi-milliard d'euros par an si l'on ajoute la contribution des particuliers et collectivités aux travaux programmés. Le Plan de restauration de la continuité écologique (2009) puis le classement des rivières (2012-2013) ayant induit l'obligation d'aménager tous les seuils et barrages en zones désignées par l'administration, les travaux dits de continuité écologique représentent désormais le plus gros des dépenses en France.

Ces diverses interventions en rivière partent du principe que le compartiment de la morphologie serait un déterminant fort du bon état écologique et chimique des rivières, outre l'intérêt particulier que représente la circulation de certaines espèces migratrices. Modifier les faciès, les substrats et les écoulements de la rivière permettrait d'atteindre une réponse rapide des populations biologiques (poissons, invertébrés, diatomées, macrophytes, phytobenthos) et une amélioration de la physico-chimie du milieu aquatique. Plus précisément, car toutes ces considérations se tiennent dans un cadre normatif et réglementaire, nous pourrions atteindre par la restauration morphologique le "bon état" des eaux qu'exige la Directive cadre européenne 2000 (DCE 2000).

De nombreux travaux scientifiques pointent les incertitudes et limites des opérations de restauration
En raison d'une évolution de leur législation sur l'eau datant du début des années 1970 (Clean Water Act 1972, Endangered Species Act 1973), les Etats-Unis ont été pionniers dans l'expérimentation de la restauration des rivières. Sans surprise, c'est donc aux Etats-Unis qu'apparaissent des premiers bilans critiques dans les années 2000.

Dans un article très cité de la littérature, Margaret Palmer et ses collègues (dont lelaboratoire est un des plus actifs sur le sujet) ont souligné que la restauration écologique des cours d'eau est un outil de plus en plus apprécié des gestionnaires, et que des milliards de dollars (aux Etats-Unis) sont dépensés pour les rivières et fleuves depuis les années 1980. Mais ils pointent le défaut manifeste de suivi scientifique, de protocole normalisé de mesure et d'accord entre experts sur la définition d'un succès écologique. Sans l'adoption de standards partagés, il n'y aura pas de progrès dans la pratique de restauration écologique (Palmer et al 2005). Dans un travail ultérieur, les chercheurs ont analysé le présupposé central des opérations de restauration écologique de rivière selon lequel l'hétérogénéité des habitats (facteur morphologie) régule la biodiversité. Après analyse de 78 opérations des restauration menées par 18 groupes indépendants, il ressort que 2 seulement permettent de conclure de manière robuste à une amélioration significative de la biodiversité (analyse des macro-invertébrés) (Palmer et al 2010). Une synthèse ultérieure de la littérature montre que la restauration de rivière est une pratique ayant connu une croissance exponentielle depuis quelques décennies, mais n'ayant pas évalué ses propres objectifs ni leur succès, soit individuellement soit cumulativement. Si les chenaux traités ont moins d'incision et plus de sinuosité que les chenaux dégradés, les facteurs physiques, chimiques et hydrologiques responsables de la perte des taxa d'intérêt à l'échelle du bassin versant ne sont pas traités pour autant (Bernhardt et Palmer 2011).

Dans la plus récente synthèse du laboratoire de MA Palmer et du National River Restoration Science Synthesis (NRRSS, plus de 37.000 projets en base de données), il est souligné que sur les 644 projets permettant une estimation quantitative de résultats, ces derniers sont "encore décevants" : la morphologie est certes modifiée (ce qui est l'objet primaire de l'intervention), mais une (faible) minorité de projets aboutit à des résultats tangibles que la qualité sur l'eau, sur la hausse de biodiversité ou sur les paramètres biologiques, beaucoup de travaux ne montrant aucune amélioration sur ces compartiments (Palmer et al 2014). (Cliquer l'image ci-dessous pour élargir)


Toujours aux Etats-Unis (côte Atlantique), l'analyse de 5 mesures de qualité biologique pour les poissons et les macro-invertébrés entre des sites urbains ayant connu une restauration morphologique, des sites urbains non restaurés et des sites naturels en bon état écologique permet d'observer que les sites restaurés et non-restaurés ne présentent pas de différence significative de qualité. Cela amène les chercheurs à conclure qu'il faut radicalement changer d'approche en travaillant sur les facteurs de dégradation à échelle du bassin versant (Stanrko et al 2012). Une autre analyse de l'effet des suppression de petits barrages sur la végétation rivulaire, les poisons, les macro-invertébrés, les moules et la dynamique des nutriments permet de discerner deux trajectoires : une restauration totale des écosystèmes, qui reste "improbable dans beaucoup de cas" et demande diverses échelles de temps selon les groupes concernés ; une restauration partielle tenant au fait qu'il existe d'autres impacts sur le bassin versant ou que les barrages ont modifié durablement l'équilibre local. Gestionnaires et chercheurs devraient étudier avant tout effacement de barrage le potentiel réel de restauration afin d'évaluer correctement le bénéfice écologique pour chaque communauté de l'écosystème (Doyle et al 2005)

Les travaux européens sont également nombreux. La DCE 2000 impose l'atteinte du bon état écologique des rivières, ce qui implique de connaître la réponse des communautés aquatiques après les mesures de restauration. Analysant les typologies de masses d'eau (rivières, lacs, eaux de transition et côtières), des chercheurs remarquent que peu d'études répertorient les connaissances écologiques nécessaires au succès des opérations d'amélioration des milieux. Les facteurs majeurs de dégradation sont la croissance de population humaine, ainsi que les changement d'usage des sols et des eaux. Les points critiques pour la restauration sont souvent le manque de données, le fait que ces données sont spécifiques (à un site, un ensemble d'organismes, une période de temps), le délai très variable d'effet des opérations de restauration (Verdonschot et al 2013).

En Allemagne, des chercheurs ont étudié 46 projets de restauration de rivières à la lumière de l'influence amont sur le bassin versant. Trois critères sont pris en compte, l'état des berges, la qualité physique de l'habitat sur différentes longueurs de linéaire amont, l'usage des sols sur l'ensemble des bassins versants. Les indicateurs de réponse biologique concernent les macrophytes, les macro-invertébrés et les poissons. Leur résultat :l'influence du bassin amont est prépondérante par rapport aux amélioration locale des sites ou des tronçons. Poissons et invertébrés répondent au maintien des forêts en amont, et la qualité physique de l'habitat sur les 5 km au-dessus de la restauration présente un fort lien avec la bonne santé biologique. Leur conclusion : une restauration écologique de site a de grand risque d'être un échec si le bassin versant amont est toujours dégradé (Lorenz et Feld 2013).

Les opérations visant à restaurer des habitats pour salmonidés sont fréquentes en Finlande, mais leur suivi scientifique est pauvre, et plus pauvre encore pour les espèces qui ne sont pas directement visées par la restauration. Une analyse before-after-ontrol-impact (BACI) à 3 ans avant / 3 après et une étude témoin à 20 ans montrent que l'impact de la restauration des habitats sur les communautés d'invertébrés est faible, et parfois négatif. Ce résultat peut s'expliquer en partie par les caractéristiques propres des cours d'eau finnois. Néanmoins, les chercheurs insistent sur la nécessité d'une analyse plus rigoureuse de la biodiversité en cours d'eau ou rives restaurés (Louhi et al 2011).

Pour évaluer l'efficacité des opération de restauration morphologique, les chercheurs scandinaves ont sélectionné 18 études de rivières présentant le même profil. Les facteurs pris en compte ont été la réponse abiotique (complexité / rugosité de l'écoulement vitesse de l'eau, capacité de rétention sédimentaire) et la réponse biotique (poissons, macro-invertébrés, végétation aquatique et rivulaire). Le temps de réponse du milieu allait de 1 mois à 24 ans dans ces études. Résultat : la majorité des études constatent un effet abiotique c'est-à-dire un changement dans la dynamique et la morphologie (vitesse plus lente de l'eau, écoulements plus variés, rugosité plus forte du lit, etc.). Mais la réponse du vivant est beaucoup moins évidente : une seule étude sur 8 montre un résultat sur les invertébrés ; une sur 5 une réponse positive des populations piscicoles ; la végétation est un peu plus "répondante" avec 2 succès sur 4 (Nilsson et al 2014).

Le décalage entre les attentes théoriques (comme la réponse aux effacements de barrages) et les résultats concrets peut être particulièrement long, et complexe. L'analyse de deux petites rivières autrichiennes où des barrages ont été effacés depuis le début du XXe siècle montre que la réponse géomorphologique n'est pas conforme aux attentes théoriques, parce que de nombreux autres aménagements discrets de berges ou de lits sont survenus (Pöppl et al 2015). Cela pose évidemment la question des limites de l'ingénierie écologique par rapport aux usages de la rivière, lorsque cette ingénierie entend renaturer ou restaurer des fonctionnalités.

En France, des chercheurs ont analysé 44 projets de restauration des rivières incluant une procédure d'évaluation. Leurs résultats montrent que la qualité de la stratégie d'évaluation reste souvent trop pauvre pour comprendre correctement le lien entre projet de restauration et changement écologique. Dans de nombreux cas, les conclusions tirées sont contradictoires, rendant difficile de déterminer le succès ou l'échec du projet de restauration. Les projets avec les stratégies d'évaluation les plus pauvres ont généralement les conclusions les plus positives sur les effets de la restauration. Recommandation des chercheurs : que l'évaluation soit intégrée très tôt dans le projet et qu'elle soit fondée sur des objectifs clairement définis (Morandi et al 2014).

Une méta-analyse de  69 publications scientifiques (91 projets) et 64 bases de données non publiées en Europe montre que les opérations de restauration morphologique ont en moyenne des effets positifs sur l'abondance et la diversité de certains peuplements, maisles résultats sont très inégaux : les végétaux (macrophytes) ont une réponse 3 à 4 fois plus forte que les animaux (poissons, invertébrés) ; environ un tiers des opérations ont des effets négatifs à nuls ; les résultats positifs tendent à décliner dans le temps ; d'autres prédicteurs comme les usages agricoles des sols limitent les bénéfices ; le substrat sédimentaire du lit a un impact conséquent sur la réponse des poissons (Kail J et al 2015).

Autre point d'inquiétude : l'absence de lien entre la restauration écologique et l'atteinte des objectifs obligatoires de la DCE 2000. Une équipe de chercheurs allemands a étudié 24 tronçons de rivières ayant bénéficié d’une opération de restauration morphologique, et a testé le résultat directement en fonction des critères de qualité de la DCE (les indicateurs objectifs du rapportage à l’Union européenne). On observe un effet sur les populations de poissons (dans 11 cas sur 24, soit une minorité d’expériences), mais rien de notable sur les populations de macrophytes et macro-invertébrés. Conclusion la plus remarquable : une seule opération de restauration écologique sur 24 permet d’arriver au bon état écologique au sens de la DCE, soit un taux d’échec conséquent montrant que l’hydromorphologie n’est probablement pas au cœur des enjeux les plus urgents de qualité des rivières au sein de l’Union européenne (Haase P et al 2013).

Une partie de la recherche s'intéresse aussi aux représentations qui entourent les opérations de restauration de rivière. Le succès de la restauration écologique est aussi affaire de perception : objective quand il s'agit de paramètres quantifiés (mesures de qualité) ; subjective quand on parle d'esthétique du paysage ou de valeur récréative. Après étude de 26 projets de restauration en Allemagne, on constate que si les paramètres morphologiques sont améliorés, les résultats sur les populations de poissons ou les invertébrés benthiques sont moins probants. Ainsi, 40% des répondants à leur enquête admettent que le succès est une affaire de goût, et 45% seulement des objectifs de la restauration sont l'objet d'une mesure. Ce manque de mesure objective implique pour les chercheurs une incapacité à évaluer l'efficacité réelle des interventions morphologiques (Jähnig SC et al 2011)

La suppression des barrages en particulier peut être motivée par la sécurité, la réglementation, l'écologie ou l'économie. Mais ces opérations sont controversées. L'analyse de 17 projets en Suède montre  que trois critères sont à prendre en considération dans l'opposition aux effacements : le financement, les valeurs historiques ou culturelles, les espèces mises en danger. Toutes les parties prenantes doivent être associées et informées, des solutions de compromis étant souvent l'issue de choix (Lejon AGC et al 2009). Deux chercheuses suédoises ont également analysé les débats autour de la suppression des barrages dans quatre villes de leur pays (Alby, Hallstahammar, Orsa et Tallaesen). Leur principale conclusion est que l'opposition à l'effacement des ouvrages hydrauliques ne résulte pas d'un manque de connaissances, c'est-à-dire d'une ignorance sur les effets environnementaux. Plus simplement, les gens ne valorisent pas la même chose : les partisans de l'effacement accordent une grande importance au retour de rivières naturelles,  ce qui inclut aussi l'intérêt pour certaines formes de pêche ; les opposants apprécient la dimension esthétique et historique des barrages, ainsi que les activités rendues possibles par leurs retenues (Joergensen D et Renoefält B 2013).


Les chercheurs donnent des pistes, mais la programmation administrative est loin (très loin) d'appliquer leurs idées
Au terme de cette revue rapide, on voit que le bilan des opérations des restauration morphologique et écologique en rivière est loin d'être aussi brillant que ne l'affirment les gestionnaires dans leur communication vers les élus et le public.

Plusieurs pistes de travail ont été proposées pour comprendre les limites ou les échecs:
  • objectifs de restauration trop médiocrement définis; 
  • facteurs limitants des populations cibles trop mal connus ou pris en compte ;
  • manque d'évaluation croisée des différentes échelles spatiales (site, tronçon, bassin versant) ; 
  • méthodes standardisées de suivis et mesures non prévues (ou non respectées) ; 
  • espèces choisies non représentatives / indicatives des communautés d'intérêt ; 
  • pools de population susceptibles de recoloniser le milieu non présents à taille critique ; 
  • temps écoulé depuis la restauration trop court ; 
  • retour à l'équilibre biotique local déjà réalisé (populations présentes au moment de la restauration à l'optimum des sites concernés).
A la question purement biologique et morphologique s'ajoute la nécessité de prendre en compte les avis des parties prenantes compte tenu de la diversité des représentations de la rivière, dont découle une diversité d'appréciation de la réussite ou de l'échec des opérations de restauration.

Malheureusement, entre ces analyses de la recherche scientifique et la réalité de terrain, il y a actuellement un gouffre. On l'observe en particulier dans les mesures de continuité écologique, qui préemptent une large part des budgets de restauration de rivière en France. Que voit-on dans la pratique?
  • Les outils de programmation (SDAGE, SAGE) ne disposent pas de toutes les mesures descriptives de qualité écologique et chimique, et ils se contentent d'une approche phénoménologique partielle (listes d'impacts juxtaposés) sans modélisation dynamique des bassins versants;
  • les priorités d'action sont définies de façon administrative dans d'opaques commissions techniques des Agences de l'eau (ou à la Direction de l'eau du Ministère), et non par la recherche scientifique appliquée à des bassins versants, selon des méthodes rigoureuses et des démarches ouvertes à la critique par les pairs (comme à l'analyse par les parties prenantes);
  • les arrière-plans épistémologiques ne sont pas clairs ni toujours formalisés et justifiés, avec certains acteurs inscrits dans une logique conservationniste (restaurer une supposée intégrité biotique du milieu non perturbé) et d'autres engagés dans une approche fonctionnaliste (travailler sur des mécanismes de résilience ou d'efficience de fonctions écologiques);
  • la réalisation des programmes sur le terrain est souvent le fait d'opportunités politiques (un maître d'ouvrage consentant, une opération voulue par un élu) etnon d'enjeux écologiques priorisés;
  • on assiste à diverses aberrations (des suppressions de seuils très modestes dans des rivière à indice poisson rivière de bonne qualité et sans enjeu grand migrateur) démontrant l'absence claire de hiérarchisation des dépenses et d'intelligence globale dans la gestion du dossier;
  • le suivi scientifique de l'opération est soit inexistant (majorité des cas), soitlimité à un comportement (souvent halieutique), la communication sur le suivi se limite à l'autocongratulation satisfaite et peu crédible, en contraste avec le contenu de la littérature scientifique;
  • l'analyse coût-bénéfice ou coût-efficacité n'est presque jamais menée, on dépense l'argent public sans même s'interroger sur l'effet réel obtenu et les alternatives pour obtenir un effet similaire;
  • le même argent public abonde les caisses de bureaux d'études privés qui multiplient les travaux d'analyse sur site, mais avec des méthodologies variables et des enjeux spatiaux très limités, de sorte que cela n'apporte rien de tangible à nos connaissances dans l'immense majorité des cas 
  • la recherche académique, disposant de nombreux laboratoires de qualité en France (Onema, Irstea, CNRS, IRD, Museum d'histoire naturelle, universités…),est très insuffisamment financée et mobilisée au plan fondamental et appliquée, alors qu'il existe un besoin manifeste d'outils de modélisation des écosystèmes aquatiques (mais aussi de compréhension plus fondamentale des déterminants d'évolution des milieux, de multidisciplinarité avec intégration des sciences humaines et sociales, etc.);
  • la "démocratie de l'eau" est souvent brandie, mais presque jamais réalisée (soit que l'on ne concerte pas, soit que la concertation se résume à l'imposition d'une mesure décidée à l'avance sans prise en compte des avis des parties prenantes).
Remettons donc les idées à l'endroit : les sciences de la rivière sont encore jeunes, nos connaissances sont en cours de construction et nos modèles sont très imparfaits, quand ils existent. La très grande variabilité des situations locales et la très grande complexité des mécanismes d'évolution des milieux aquatiques interdisent de laisser croire qu'il existe des solutions éprouvées au succès toujours garanti. L'examen critique des opérations de restauration écologique / morphologique de rivière conclut souvent à un bilan sévère : manque de sérieux dans la préparation et le suivi, nombreux effets faibles, nuls et parfois même négatifs des actions engagées, inexistence des analyses coût-bénéfice et coût-efficacité, absence de modélisation aux bonnes échelles spatiales-temporelles, défaut de prise en compte des parties prenantes, dépense d'argent public sans garantie d'atteindre des objectifs réglementaires comme ceux de la DCE 2000, urgente nécessité d'une hausse de qualité dans la programmation des interventions. A la lueur de ces travaux, il convient de poser à plat certains réformes en cours, notamment les plus coûteuses et les plus contestées comme l'effacement ou l'aménagement systématique de dizaines de milliers de seuils et barrages, sans réelle garantie de résultat malgré les importants coûts publics et privés engagés.

A lire en complément
Illustrations : en haut, tableau extrait de Palmer et al 2014, DR ; en bas, effacement de barrage dans le Connecticut, US Fish & Widlife Service, DR. Les Etats-Unis ont été pionniers de certaines opérations de restauration en rivière (voir cet article), ils sont aussi pionniers dans le retour d'analyse critique des effets obtenus. 

Idée reçue #07 : "Un moulin produit moins qu'une éolienne, inutile de l'équiper"


"Un moulin produit beaucoup moins qu'une éolienne", "la petite hydro-électricité ne représente quasiment rien dans la production énergétique française"… ces idées sont assez répandues chez les adversaires des moulins et usines à eau. Elle sont notamment propagées par France Nature Environnement et la Fédération nationale de la pêche française (voir un exemple récent). Les arguments ne résistent pourtant pas à un examen rationnel de la question. De telles positions doctrinaires contribuent au blocage actuel du développement de la petite et très petite hydro-électricité, alors que de nombreux propriétaires intéressés par une production d'énergie locale, ni fossile ni fissile, sont découragés au lieu d'être soutenus. Ces choix en rivière doivent évoluer à l'heure où chacun reconnaît que le changement climatique est une menace de premier ordre pour les sociétés et les milieux. Voici quelques bonnes raisons de prendre cette direction.

Notons d'abord que l'argument est un sophismeVoici par exemple ce que la même "pseudo-logique" pourrait affirmer :
  • un panneau solaire produit moins qu'une éolienne, inutile de le poser ;
  • une pompe à chaleur produit moins d'une éolienne, inutile de l'installer ;
  • une chaudière bois ou granulés produit moins qu'une éolienne, inutile de s'équiper ;
  • une éolienne produit moins qu'une centrale nucléaire, inutile de la construire.
Bref, on ne fait plus rien car c'est toujours mieux chez le voisin !

D'un point de vue physique, dire qu'une éolienne de 2 MW produit plus qu'un moulin de 20 kW est trivial et surtout incomplet. Par exemple, dans le même acabit, le seul barrage de Grand-Maison (1800 MW) a une puissance instantanée mobilisable équivalente à celle qu'auraient près de 2000 éoliennes de 2 MW (en incluant les rendements électromécaniques respectifs). Voilà qui semble tourner maintenant en faveur des barrages, il suffirait d'en construire quelques-uns pour remplacer toutes les éoliennes françaises! Ce serait tout aussi absurde de dire cela. Ce qu'il faudrait comparer en réalité, c'est la densité de puissance par unité de surface, de masse ou de volume. L'eau ayant une masse volumique plus élevée que l'air, l'hydraulique pouvant exploiter l'énergie potentielle gravitaire (contrairement à l'éolien n'utilisant que l'énergie cinétique), la régularité des écoulements donnant un meilleur facteur de charge au dispositif à eau plutôt qu'à air,l'hydro-électricité l'emporte plutôt sur l'éolien (ou le solaire) quand on compare ce qui est comparable.

Mais à dire vrai, cette compétition entre énergies renouvelables n'a pas d'intérêt !L'argument "cela ne produit rien" est traditionnellement employé par les partisans de l'énergie nucléaire ou de l'énergie fossile quand ils veulent contester l'intérêt des énergies renouvelables. C'est étonnant de le voir propagé contre l'hydraulique par des personnes qui se prétendent par ailleurs concernées par la transition écologique et énergétique.


On est libre de trouver le potentiel énergétique des moulins "négligeable", mais chacun sait que la transition énergétique post-carbone sera formée d'une multitude d'initiatives qui sont chacune "négligeable" par rapport à la somme des enjeux. Il est "négligeable" d'isoler sa maison, de mettre des panneaux solaires sur son toit, de passer d'une voiture thermique à une voiture électrique, de manger moins de viande ou de privilégier des circuits courts. Pourtant, ces actions "négligeables" sont encouragées pour limiter les émissions carbone ou réduire la dépendance aux importations d'énergie fossile.

Parmi les propriétaires ou exploitants des dizaines de milliers d'ouvrages hydrauliques en France, certains veulent produire de l'électricité. Pour eux, ce n'est pas du tout "négligeable" : au nom de quoi faudrait-il les décourager? Prenons des exemples concrets issus de notre expérience associative, pour comprendre le décalage entre certains propos doctrinaires et les réalités vécues :
  • un couple est sur le point d'acheter un moulin dans une zone très isolée, il souhaite produire son énergie localement, 4 kW de puissance assez régulière et suffisante aux besoins de consommation de son foyer ;
  • un ménage a installé une turbine de 6 kW qui lui permet de ne plus utiliser sa chaudière fioul, il a la capacité d'en installer une autre pour les besoins de ses enfants qui vivent dans la maison mitoyenne ;
  • un jeune exploitant possède une entreprise familiale qui relance les moulins de quelques dizaines de kW, il vient d'inaugurer une petite centrale de 50 kW produisant l'équivalent de la moitié de la consommation du village où elle est installée ;
  • une commune dispose d'un barrage d'ancienne usine hydro-électrique qui, avec 150 kW de potentiel, pourrait produire l'équivalent de la consommation de tout un quartier de la ville.
Donc, la question pour ces gens, et pour tous les autres passionnés ou professionnels d'hydraulique en France, n'est pas de savoir dans l'abstrait si un moulin produit moins qu'une éolienne et plus qu'un panneau solaire. Ils ont envie de réaliser des projets très locaux, qui ont du sens pour eux, qui produisent une énergie ni fossile ni fissile, à partir d'un génie civil déjà en place depuis plusieurs siècles, dont ils sont par ailleurs propriétaires ou bailleurs.

Personne n'a jamais prétendu que la petite hydro-électricité pourrait représenter à elle seule la solution aux problèmes énergétiques des Français. En revanche, elle fait partie du bouquet énergétique que l'on peut développer, en synergie avec plusieurs autres sources renouvelables. Son avantage : ses infrastructures sont déjà présentes sur tout le territoire grâce au patrimoine préservé des moulins, ains qu'aux barrages de divers usages (eau potable, irrigation, loisir, rétention de crue, etc.). La version actuelle du Référentiel des obstacles à l'écoulement de l'Onema totalise environ 70.000 seuils et barrages, le nombre total dépassant sans doute les 100.000 selon certains experts ayant travaillé sur ce référentiel (chiffre cité in Souchon et Malavoi 2012).

Les deux estimations de potentiel hydro-électriques dont on dispose (rapport Dambrine 2006 et étude de convergence Ministère UFE DGEMEDDE/UFE 2013) sont incomplètes par construction: la première exclut les sites de moins de 10 kW (qui représentent plus de 50 % des moulins), la seconde les sites de moins de 100 kW (plus de 90 % des moulins). Sur une base limitative de 30 000 moulins de plus de 10 kW, Dambrine 2006 estimait le potentiel à 1 TWh / an. Le potentiel réel total des petites puissances en rivière peut être approché à trois fois cette valeur, soit 3 TWh / an. Pour donner un ordre de grandeur, l’équipement des moulins et autres ouvrages représenterait l’équivalent de la totalité de l’éclairage public en France (après effet du plan de réduction de cet éclairage).

La France consomme environ 500 TWh / an d'électricité (chiffre appelé à augmenter si l'on passe des usages thermiques à des usages électriques, ou à tout le moins à se maintenir si, dans le même temps, on fait des économies d'énergie). La petite hydro-électricité pourrait donc à terme représenter 0,6% de la production électrique nationale. L'ensemble de l'hydro-électricité s'élève plutôt entre 10% et 15%. Ces chiffres pourraient être plus élevés si nous avions une politique volontariste dans le domaine hydraulique car de nombreuses rivières et vallées sont encore équipables, sans compter les hydroliennes fluviales et marines, les station de pompage-turbinage en retenues artificielles et autres options liées à l'omniprésente énergie de l'eau.


Rappelons pour finir les avantages spécifiques de l'énergie hydraulique, car au-delà du seul productible, toutes les énergies ne se valent pas quand on fait leur bilan environnemental, climatique et économique :
  • elle a le meilleur bilan carbone de toutes les énergies en région boréale et tempérée, et plus encore quand on restaure des sites anciens (GIEC SRREN Report 2012) ;
  • elle a le meilleur bilan matière première, car sa technologie est simple, concentrée, robuste et à longue durée de vie (Kleijn et al 2011 et Van Der Voet et al 2013).;
  • elle a le meilleur taux de retour sur investissement énergétique (EROEI), c'est-à-dire qu'elle est la plus efficace quand on intègre ce qu'elle consomme et ce qu'elle produit sur toute la durée de vie (Murphy et Halls 2010) ;
  • elle a une forte acceptabilité sociale, car elle n'a pas de nuisance visuelle ou sonore, n'altère pas les paysages, ré-utilise en général des ouvrages existants et est associée à des retenues qui ont de nombreux autres usages sociaux ;
  • elle a une bonne rentabilité économique et coûte moins cher au contribuable (CSPE) que d'autres énergies moins mature (solaire, hydrolien, etc.) ;
  • elle est bien répartie sur le territoire, ne demande pas de développer le réseau très haute tension et permet de produire à proximité de la consommation (moins de perte en distribution) ;
  • elle permet à tout un tissu économique local de se développer pour l'installation et la maintenance des équipements.
Face à la somme de ses avantages, le seul motif pour lequel il faudrait empêcher le développement de l'énergie hydro-électrique serait un impact très grave sur les milieux. Or, il s'agit là encore très souvent d'idées reçues (voir liens ci-dessous), qui ont été propagées ces dernières années à des fins plus militantes et idéologiques que réellement informatives. Il serait absurde de nier qu'un ouvrage en rivière modifie le biotope local ou qu'une turbine présente un risque de mortalité piscicole. Les travaux scientifiques montrent que les seuils et barrages ont bel et bien des effets sur les milieux, mais que ces effets sont modestes (certains positifs), d'autant plus modestes que l'ouvrage a une petite dimension. C'est particulièrement vrai en France où l'essentiel des dégradations de rivière vient des pollutions chimiques et des changements d'usages des sols sur les bassins versants, sans lien avec les ouvrages hydrauliques. Par ailleurs, des mesures d'éco-conception permettent de corriger l'essentiel des impacts observés, à condition de favoriser l'investissement public dans des dispositifs ichtyocompatibles.

Il convient pour finir de souligner que le changement climatique est considéré par une majorité de chercheurs comme la première cause de modification des peuplements naturels et d'altération de la biodiversité à échelle du siècle à venir. Retarder la transition énergétique post-carbone sous divers prétextes fallacieux, c'est augmenter le risque pour tous les milieux, aquatiques ou non. Aucune source d'énergie n'est consensuelle, toutes soulèvent des oppositions (en particulier quand elles sont développées à échelle industrielle) : l'analyse des avantages et des inconvénients de la petite hydro-électricité montre un bilan nettement positif pour les milieux et les sociétés. Cela doit conduire les personnes raisonnables à favoriser son développement.

Rétablissons donc une idée plus juste de l'énergie des moulins : le potentiel de la petite hydro-électricité des moulins est modeste, comme sont modestes de nombreuses initiatives dans le domaine de la transition énergétique et écologique. Une seule source d'énergie ne parviendra pas à remplacer les productions fossile et fissile : il faut les associer toutes. Avec un horizon de déploiement visant à terme les 3 TWh / an, l'équipement hydro-électrique des rivières et retenues pourrait représenter l'équivalent de l'éclairage public de la France métropolitaine. Plus de 2000 petits producteurs injectent déjà sur le réseau, et sans doute autant s'alimentent en autoconsommation grâce à leur moulin. Mais le potentiel est bien plus élevé, avec 70.000 à 100.000 sites hérités du passé, en place sur nos rivières avec plus ou moins de restauration à prévoir. L'énergie hydraulique a d'innombrables atouts : très bon bilan carbone et matières premières, source bien répartie sur tout le territoire, prévisibilité adaptée aux réglages de charge des gestionnaires du réseau de distribution, rentabilité économique correcte (donc moindre coût fiscal en soutien public), impact paysager quasi-nul, occupation modeste des sols, bonne acceptabilité sociale, usages multiples des retenues. Les impacts des ouvrages sur la faune aquatique existent mais, dans le domaine de la petite hydraulique, ils restent modestes. Ces impacts peuvent en large partie être corrigés par des aménagements adaptés aux nouveaux enjeux écologiques. 

A lire en complément
Idée reçue #02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques"
Idée reçue #04 : "Les ouvrages hydrauliques nuisent à l'auto-épuration de la rivière"
Les moulins à eau et la transition énergétique: faits et chiffres 2015 

Idée reçue #06 : "C'est l'Europe qui nous demande d'effacer nos seuils et barrages en rivière"


A la fin des années 2000 et au début des années 2010, certains gestionnaires de rivières ont mis en avant que la nécessité de rendre transparents les seuils et barrages sur les rivières découlait des obligations françaises vis-à-vis de l'Union européenne, en particulier de la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Cette idée persiste encore chez certains élus locaux ou nationaux. Elle est totalement fausse : la "continuité de la rivière" est un point mentionné parmi d'autres dans une annexe de la DCE 2000, les seuils et barrages n'étant cités nulle part comme un élément-clé de la qualité écologique et chimique d'une masse d'eau. En revanche, la France est en retard sur ses vraies obligations européennes, qui n'ont rien à voir avec l'effacement compulsif et inutile de moulins pluricentenaires.

La Directive cadre européenne sur l'eau fixe un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l'eau, visant à atteindre son bon état chimique et écologique à horizon 2015 (prorogeable 2021 et 2017 selon les masses d'eau). En consultant le texte, on s'aperçoit qu'il n'est nullement question d'aménager ou d'effacer les barrages. L'expression "continuité de la rivière" apparait une seule dois dans le texte de la Directive, dans son annexe V. Cette "continuité" est citée dans une énumération, parmi 18 facteurs qu'il convient d'apprécier comme "éléments de qualité pour la classification de l'état écologique".

Donc, la DCE 2000 :
  • mentionne la continuité comme facteur de qualité parmi bien d'autres;
  • ne fournit aucune indication sur son poids relatif dans la qualité de l'eau;
  • ne donne aucune instruction relativement aux ouvrages.
En bonne logique, la loi n° 2004-338 du 21 avril 2004 portant transposition de la directive en droit français n'impose pas davantage l'obligation de modifier des ouvrages hydrauliques.

Lorsque la Directive a été adoptée, les administrations européennes (Agence européenne de l'environnement, Commission) ont produit un arbre de décision sur l'interprétation de l'état d'une rivière. Ce graphique est par exemple repris dans le Guide technique d'évaluation de l’état des eaux de surface continentales (cours d’eau, canaux, plans d’eau) et nous le reproduisons ci-dessous (cliquer pour agrandir).


Ce schéma est intéressant puisqu'il montre que :
  • les critères morphologiques de la rivière (où figurent les seuils et barrages) sont considérés comme des conditions du "très" bon état écologique (pas du "bon état" qui est notre obligation européenne), et donc sauf preuve contraire non prioritaires en calendrier ou en méthode;
  • les premières obligations des Etats-membres concernent la mesure des paramètres biologiques et physico-chimiques sur chaque masse d'eau superficielle.
Hélas, cette (vraie) obligation européenne n'est pas respectée par les gestionnaires en charge des mesures de qualité écologique et chimique (Onema et Agences de l'eau principalement). Quand on consulte les fichiers présents sur le site officiel de rapportage des mesures de qualité de l'eau à l'Union européenne, on s'aperçoit que les données de base manquent sur un grand nombre de rivières. La Commission européenne a souligné la qualité très perfectible du rapportage français DCE 2000 à plusieurs reprises (voir CE 2015,Report on the progress in implementation of the Water Framework Directive Programmes of Measures). On y lit que la France doit :
  • combler les vides du suivi et de la méthodologie dans l'analyse des qualités écologique et chimique des eaux de surface;
  • améliorer l'analyse des liens entre impacts / pressions et qualité de l'eau, afin de choisir des mesures utiles pour l'atteinte du bon état DCE 2000;
  • traiter le problème des pollution nitrate / phosphore, obstacles au bon état, de même que la charge en pesticides;
  • identifier de manière claire et transparente les pollutions de chaque bassin versant;
  • mieux qualifier les services rendus par l'eau et donc les analyses coût-avantage des mesures choisies;
  • intégrer davantage le réchauffement climatique dans l'analyse des impacts et des besoins futurs.
L'Union européenne ne demande pas à la France de détruire ses seuils et barrages… mais de satisfaire ses vraies obligations pour la qualité de l'eau, qui sont très en retard! 

Ajoutons un autre point important. L'Union européenne a donné aux Etats-membres la possibilité de classer des masses d'eau comme "fortement modifiées" (article 4 de la DCE 2000). Dans cette hypothèse, les objectifs de qualité de l'eau sont ajustés. C'est réaliste, cela donne du temps pour (si c'est possible) restaurer un état biologique modifié de longue date. L'Allemagne a eu recours à ce procédé pour près de la moitié de ses masses d'eau, tandis que la France a affirmé (de manière fantaisiste) que près de 90% de ses rivières seraient "naturelles". Du même coup, notre pays a lui-même fixé vis-à-vis de l'Europe la barre très haut, alors que :
  • la France est déjà condamnée par la Cour de justice européenne pour le mauvais état de ses eaux (non-application des Directives Nitrates 1991, Eaux résiduaires urbaines 1991), 
  • la France est très loin d'atteindre ses engagements DCE en 2015 (en théorie les deux-tiers des masses d'eau en bon état, en pratique la moitié de cet objectif), 
  • la France manque cruellement de moyens pour changer cet état de fait... et se permet de dilapider l'argent public dans des destructions de moulins.
Signalons enfin que l'UE soutient des initiatives visant à la relance de l'activité hydro-électrique des moulins (comme le projet Restor Hydro, cofinancé par le programme Énergie intelligente-Europe), donc qu'elle est bien loin de montrer à l'encontre des seuils et barrages le dogmatisme dont fait preuve l'administration française depuis 10 ans.

Est-ce à dire que la DCE 2000 est irréprochable? Pas de notre point de vue. Certains chercheurs en science de l'eau et de l'environnement ont par exemple souligné que l'idée fondatrice de la DCE, celle d'un "état de référence" de la rivière, pose de gros problèmes de cohérence scientifique et de faisabilité technique. Cette hypothèse suppose que l'on peut définir une sorte d'état idéal fixe de la rivière et de son peuplement, ce qui est contraire à la nature dynamique et non réversible des phénomènes vivants (voir Bouleau et Pont 2014Bouleau et Pont 2015, recension et explication ici). Un autre problème est que la DCE 2000 ne considère qu'une quarantaine de substances chimiques polluantes, mais des travaux ont démontré que nos rivières en comptent au moins 10 fois plus (CGDD 2011), notamment des pesticides et des médicaments dont nous sommes premiers consommateurs en Europe.

Remettons donc les choses en perspective : l'Union européenne n'a jamais demandé à ses Etats-membres d'entreprendre l'effacement ou l'aménagement systématique des seuils et barrages au nom de l'atteinte du bon état écologique et chimique des rivières. Elle a offert aux pays la possibilité de classer leurs masses d'eau comme fortement modifiées, ce que la France a refusé de faire. En revanche, l'Union européenne demande des vraies mesures de qualité biologique, physico-chimique et chimique des masses d'eau, domaine où notre pays accuse un grave retard. Le choix de continuité écologique est donc un choix franco-français. Il a d'abord été introduit de manière raisonnable dans la loi de 2006 sur l'eau et dans la loi Grenelle de 2009. Ce choix est ensuite devenu un problème quand l'administration française a classé brutalement des milliers de rivières en 2012-2013, avec priorité à l'effacement des ouvrages et manque crucial de financement public des travaux fort coûteux. Cette dérive hexagonale n'est pas une obligation européenne et compte tenu du faible impact biologique des seuils et barrages (idée reçue #02), voire de certains de leurs effets positifs (idée reçue #04), elle risque surtout de retarder l'atteinte du bon état des masses d'eau. Un nombre croissant d'élus et d'institutions demandent en conséquence la réévaluation de la politique de continuité écologique.

23/11/2015

Idée reçue #05 : "l'Etat n'a jamais donné priorité aux effacements des ouvrages hydrauliques en rivière"

I

La destruction du patrimoine hydraulique français sur impulsion de l'Etat avec complicité de quelques lobbies (FNE, FNPF) est devenu l'un des principaux points de contentieux sur nos rivières. Nous ne savons pas comment évolueront les négociations sur cette question dans les prochains mois, les prochaines années. Une chose est certaine : elles ne pourront pas aboutir tant que l'Etat sera représenté par les mêmes hauts fonctionnaires qui ont produit le désastre actuel, qui ont trahi l'obligation d'impartialité et de cohérence propre à l'action publique, qui ont foulé au pied la concertation et qui continuent de propager aujourd'hui encore des contre-vérités ou des approximations. En voici un exemple, le refus par ces hauts fonctionnaires de reconnaître que l'Etat privilégie ouvertement l'effacement des ouvrages hydrauliques… alors que leurs propres textes le démontrent depuis 2010 ! Quand le déni atteint ce point de non-retour, le débat n'est même plus possible.

Des participants aux réunions ministérielles de concertation sur la question des moulins nous disent que l'Etat (Direction de l'eau au Ministère de l'Ecologie), France Nature Environnement (FNE) et la Fédération de Pêche (FNPF) nient le fait que l'effacement des ouvrages hydrauliques jouit d'une faveur par rapport à leur aménagement non destructif, ou alors en renvoient la responsabilité aux seuls choix de financement des Agences de l'eau. On commence à entendre sur le terrain le même discours des DDT et Dreal, qui jurent la main sur le coeur qu'elles appliquent la loi sans parti-pris pour telle ou telle solution.

Des lobbies FNE et FNPF, nous n'attendons à dire vrai plus grand chose sur la question des ouvrages hydrauliques. Ils se sont déconsidérés par la propagation de fausses informations dans leurs supports de communication, par des choix agressifs à l'encontre des moulins (choix pas même reconnus ni acceptés par leurs bases), par leur incapacité à argumenter sur le fond de la question. Qu'ils continuent ainsi, leur procès en perte de crédibilité n'en est que plus aisé à instruire. Notons au passage que ces deux lobbies sont sous perfusion permanente des subventions massives du Ministère, abdiquent leur esprit critique pour faire la claque des politiques publiques sur la question de la continuité écologique et servent de faire-valoir de la "société civile" (qu'ils sont évidemment très loin de représenter dans son intégralité) dans la parodie de concertation en cours depuis 10 ans.

De l'Etat, en revanche, on exige un comportement de précision, de vérité et d'impartialité. C'est la condition même du respect de l'action publique. Et on attend déjà de l'Etat la cohérence minimale qui consiste à reconnaître ses propres choix. La désignation de l'effacement comme solution prioritaire figure noir sur blanc dans les circulaires du Ministère.


Dans la Circulaire d'application du 25 janvier 2010 relative aux modalités d'application du Plan d'actions pour la restauration écologique des cours d'eau (Parce 2009), voici le choix dicté par la Direction de l'eau du Ministère de l'Ecologie :

"Le seul moyen de rétablir vraiment la continuité écologique consiste à supprimer entièrement l’obstacle, donc l’ouvrage, et à rétablir la pente naturelle du cours d’eau. Ce type d’intervention doit être privilégié pour les ouvrages abandonnés, qui ne font plus l’objet d’une quelconque gestion et dont le maintien ne se justifie actuellement, ou potentiellement, par aucune utilité de sécurité, patrimoniale, sociale ou économique. La justification ou non d’une utilité potentielle tient compte d’une comparaison des avantages, notamment écologiques, entre la restauration éventuelle d’un usage et la restauration du cours d’eau. En tout état de cause, il est essentiel qu’un nombre conséquent d’ouvrages inutiles soit supprimé pour que ce plan de restauration atteigne ces objectifs de résultats."

C'est très clairement un appel à effacer les ouvrages, et les services déconcentrés (Dreal, DDT) de l'Etat ont été instruits en ce sens. Le seul garde-fou est la notion d'utilité des 1200 ouvrages concernés par le Parce 2009 – justification utilitariste proprement consternante, et qui portait par son arbitraire tous les contentieux à venir. Certains hauts fonctionnaires du Ministère n'ont pas caché dans les années passées qu'à leurs yeux, seul un ou deux moulins par rivière peuvent prétendre à cette "utilité" supposée, le reste état pour ces zélotes des vieilleries bonnes à détruire.

Dans la Circulaire du 18 janvier 2013  relative à la mise en oeuvre de l'article L-214-17 CE et du classement des rivières, la même Direction du même Ministère écrit :

"L’équipement d’un ouvrage avec un dispositif de franchissement ne compense jamais en totalité les dommages causés aux migrateurs (cumul de fatigue, retard accumulé, blessures inévitables, prédation en aval des barrages, ennoiement d’habitats, etc.). De plus, ces aménagements doivent être entretenus régulièrement pour conserver leur efficacité. En fonction de l’évaluation coût-bénéfice-intérêt de l’ouvrage, et notamment en cas d’ouvrages abandonnés, sans gestionnaire et sans usage, comme le précise la circulaire du 25 janvier 2010 de mise en œuvre du plan de restauration de la continuité écologique des cours d’eau, la mesure préférable à prendre, quand elle est techniquement possible, est la suppression de l’obstacle par réalisation de brèches, ouverture, arasement, dérasement complet de l’ouvrage lui-même."

On notera que cette préconisation d'effacement de la part du Ministère de l'Ecologie est clairement en contradiction avec le texte de la loi de 2006, qui demande que tout ouvrage soit "équipé, entretenu, géré", et non pas détruit. Il se place tout autant en contradiction avec la loi de Grenelle 2009 qui a demandé un "aménagement" et qui a (volontairement à l'époque) supprimé toute mention de l'effacement. Quand le sommet de l'Etat montre l'exemple de l'excès de pouvoir, il ne faut pas s'étonner que la situation dégénère

Enfin, la stratégie consistant à se défausser sur les Agences de l'eau n'a aucune consistance. La soi-disant autonomie entre le Ministère et les Agences est une légende qui a été déconstruite par le Conseil d'Etat dans le rapport L'eau et son droit (pp. 86-87) :

"L’article 83 de la loi du 30 décembre 2006 a également encadré l’action des agences de l’eau (…) les agences sont quasiment devenues à cette occasion, malgré leur autonomie financière et la représentation minoritaire de l’État au sein de leur conseil, un outil aux mains de l’État, qui les utilise pour appliquer sa politique de l’eau et pour financer les actions qu’il décide."

Toute personne connaissant le fonctionnement des Agences de l'eau sait que l'essentiel des préconisations et programmations y est conçu par les représentants de l'Etat dans les diverses commissions techniques, presque tous les élus étant dépassés par la complexité réglementaire et technique des questions liées à l'eau, les représentants économiques se contentant pour leur part de défendre leurs intérêts catégoriels. Dans les bassins où il existe une forte implantation de la production industrielle hydro-électrique (par exemple Rhône-Méditerrannée ou Adour-Garonne), l'Etat concède des politiques plus accommodantes (notamment parce qu'il est actionnaire de certaines de ces unités de production à travers EDF!). Lorsque ce n'est pas le cas (par exemple Loire-Bretagne ou Seine-Normandie), il donne libre cours à la positon dogmatique de l'effacement du maximum d'ouvrages, en particulier le déchaînement pour détruire les anciens seuils de moulins ou rendre inaccessible leur équipement écologique et énergétique (voir les lettres ouvertes à François Sauvadet et Joël Pélicot montrant textes à l'appui que les Agences accordent priorité financière à la destruction).

Rétablissons donc la vérité : l'Etat, à travers la Direction de l'eau du Ministère de l'Ecologie, a formellement prescrit la destruction des ouvrages hydrauliques comme la "mesure préférable à prendre". Le même Etat fait pression en faveur de l'effacement à travers les choix inégaux de financement public de certaines Agences de l'eau. Ce faisant, l'administration va très au-delà des prescriptions du législateur dans la loi sur l'eau de 2006 et la loi de Grenelle de 2009, qui excluaient l'effacement. Nous attendons un recadrage formel de cette orientation délétère, préalable à toute concertation, d'autant que le bilan des mesures de restauration morphologique des rivières est médiocre, que les ouvrages hydrauliques ne sont nullement la première cause de dégradation des milieux et que la science des rivières est encore très loin d'être robuste dans ses conclusions sur le sujet. 

Conclusion : la concertation est impossible avec des interlocuteurs qui pratiquent le déni et la manipulation. La question des ouvrages en rivière ayant été pourrie par ces positions doctrinaires, elle ne pourra être correctement gérée que par la dénonciation de ce dogmatisme et par la reconnaissance de l'effacement comme mesure exceptionnelle, limitée au volontariat du maître d'ouvrage hors de toute pression économique, dans les cas où il est scientifiquement démontré que le bilan écologique est positif et justifie une dépense publique. Notons que la perte de crédibilité de l'Etat au sommet n'est pas de nature à permettre des relations pacifiées et positives avec les DDT, Dreal et autres représentants des services déconcentrés. Notons aussi que les négociations autour d'une supposée "charte" des moulins ne sont pas possibles sur la base d'une telle duplicité. Sans une reprise en main ferme du dossier avec remise à plat des problèmes et réévaluation de nos connaissances scientifiques, la politique de continuité produira un nombre croissant de conflits avec les riverains et propriétaires.

A lire en complément 
Idée reçue #01 : "Le propriétaire n'est pas obligé d'effacer son barrage, il est entièrement libre de son choix"
Vade-mecum de l'association pour garantir le respect du droit lors des effacements d'ouvrages en rivière

Une autre politique est possible : face au scandale de la destruction du patrimoine hydraulique français, des centaines d'élus et d'institutions demandent déjà un moratoire sur la mise en oeuvre de la continuité écologique. En 2016, ils saisiront directement et collectivement la Ministre de l'Ecologie sur cette question. Diffusez ce moratoire, pour que cesse le ballet macabre des pelleteuses et les dérives de l'administration, pour que le bon sens revienne au bord de nos rivières.

Illustration : la continuité écologique en action, destruction du patrimoine historique, du potentiel énergétique, du paysage de vallée. Ca suffit ! (Photo Simon Buckland, rivière Ellé).

Pas d'effacement d'ouvrage hydraulique sans analyse et gestion des sédiments


Les opérations d'effacement d'ouvrages hydrauliques se multiplient sur les rivières françaises. Leur examen montre qu'elles sont trop souvent bâclées, avec des documents d'incidence sommaires, bénéficiant parfois d'une tolérance laxiste de l'administration. Naïvement persuadé qu'il agit "pour la bonne cause", le gestionnaire en oublie que l'effacement représente d'abord une perturbation du milieu et un risque pour les tiers. Les associations doivent donc désormais agir pour prévenir ces dérives, exiger la haute qualité environnementale, informer le public, et si besoin saisir le juge. Le présent article fait un bilan scientifique et juridique sur la question des sédiments et de leur pollution chimique potentielle, un phénomène connu et débattu par la recherche depuis plus de 30 ans. Remobilisés par l'effacement de l'ouvrage, ces sédiments font courir des risques pour les milieux à l'aval et pour l'atteinte du bon état chimique du tronçon, voire pour les systèmes d'assainissement et la santé publique. 

Mode d'emploi : tout particulier ou toute association peut utiliser librement les données ici rassemblées. L'intervention peut se faire dans différentes circonstances :
  • si vous êtes informé d'un document de programmation qui inclut des effacements (SDAGE, SAGE, contrat rivière, contrat territorial);
  • si une destruction d'ouvrage est programmée (généralement par un syndicat), ce qui implique normalement une enquête publique (régime d'autorisation), au minimum la publication en mairie et sur site préfectoral du récépissé de déclaration de travaux.
Il est souhaitable d'interpeller directement l'autorité préfectorale (DDT-M), par courrier recommandé avec copie simple au maître d'ouvrage (syndicat, collectivité, entreprise, particulier). Les élus et riverains doivent être informés, car les risques les concernent aussi. Pensez à saisir également l'Agence de l'eau de votre bassin hydrographique : elle est le financeur des destructions et elle prétend à des interventions "irréprochables", elle doit donc assumer la totalité de leurs implications et de leurs coûts.

Sur ce dossier particulier des sédiments, vous devez obtenir :
Voir par ailleurs en fin d'article les autres points à inclure dans votre démarche (hors sédiments).


Effacement et risque sédimentaire : le dossier scientifique
Quand bien même son objectif affiché est un meilleur état à terme de la rivière, l'effacement d'un ouvrage ne peut pas être considéré comme une activité forcément bénéfique pour les milieux, mais doit être préférablement analysé comme une "perturbation" d'un hydrosystème à l'équilibre, incluant notamment certains effets écologiques "coûteux au plan de l'environnement" (Stanley et Doyle 2003). La capacité des milieux à atteindre la résilience souhaitée par le gestionnaire après effacement d'ouvrages n'est nullement garantie. Aussi tout projet doit-il être associé à une analyse de la trajectoire de restauration, qui inclut notamment le niveau de contamination chimique des sédiments (Doyle et al 2005).

Le problème est connu des gestionnaires de rivière, et il a commencé à être étudié aux Etats-Unis dès les années 1980 en lien avec la politique d'effacement des ouvrages menée après le Clean Water Act et l'Endangered Species Act. Des enjeux similaires à l'effacement s'observent au demeurant lors des vidanges d'entretien de grands ouvrages. La question de la pollution chimique des sédiments remobilisés par la destruction fait partie des points critiques à examiner quand il faut envisager le bilan coût-avantage d'un programme d'effacement (Bednarek 2001). Même si certaines opérations ne révèlent pas de contaminations sédimentaires, "chaque effacement de barrage doit être évalué au cas par cas dès lors qu'il existe un potentiel de redistribution de sédiments contaminés" (Ashley et al 2006).

Le niveau de contamination sédimentaire et de risque lié à l'effacement dépend de multiples facteurs, comme le volume des sédiments, la nature du substrat et l'intensité de l'activité de charriage de l'hydrosystème analysé (Cantwell et al 2014). Nous devons gérer sur chaque rivière un "héritage sédimentaire" (Wohl 2015) formé par l'ensemble des mécanismes naturels et anthropiques ayant modifié la qualité et la quantité des sédiments. La contamination peut être le fait de pollutions diffuses ou dépendre d'activités industrielles locales proches de barrages, ces dernières pouvant impliquer une accumulation massive (Palanques et al 2014).

Nombreux sont les problèmes observés relativement à la pollution chimique des sédiments accumulés dans les retenues ou réservoirs. L'effacement d'un ouvrage peut entraîner un relargage massif de PCB sur le bassin aval (Shuman 1995). Une décharge sédimentaire brutale d'un réservoir peut provoquer une multiplication par six de la charge en phosphore et une prolifération alguale en aval (Gray et Ward 1982). Sur un autre site, ce sont près de 3000 m2 de sédiments pollués aux HAP qui ont été dispersés dans les milieux (Stanley et Doyle 2002). Outre une turbidité pouvant persister plusieurs mois, les décharges sédimentaires peuvent être associées à des élévations du nitrates et du fer (Perrin 2000). L'analyse stratigraphique d'un réservoir avant projet d'effacement a révélé la présence de sept métaux au dessus des normes admissibles, quatre proches de ces normes, ainsi que plusieurs polluants organiques (Evans et Gootgenst 2007).

L'analyse de la charge nitrate, phosphate, carbone peut ne pas révéler de changement significatif (sauf pour la forme NH4+) après un effacement d'un petit barrage de moins de 2 m (Velinsky et al 2006), indiquant que le risque de pollution est spécifique à chaque site et influencé par divers facteurs : temps de résidence hydraulique, niveau de sédimentation de la retenue, richesse organique du sédiment. De ce point de vue, tous les barrages "ne sont pas égaux" et l'effacement de certains peut ouvrir la "boite de Pandore" de nouveaux problèmes, ce qui exige des analyses au cas par cas (Grant 2001).

La question des fines et des matières en suspension (turbidité, colmatage) est égalment à considérer. Le volume de matières en suspension affecté par une vidange ou un effacement peut atteindre trois à cinq ordres de grandeur par rapport à la normale, entraînant des risques de colmatage de fond, de détérioration de frayère ou de dégradation des peuplements biologiques (Childers et al 2000). La question des pollutions et matières en suspension relarguées dans les effacements peut aussi concerner la santé et les systèmes de traitement des eaux d'un bassin, ce qui justifie sa prise en compte par les gestionnaire afin de répondre aux craintes des usagers et aux attentes des parties prenantes (Nicole 2011).


Effacement et risque sédimentaire : les aspects juridiques
En terme de hiérarchie des normes, il a été établi récemment par la Cour de justice de l'Union européenne qu'aucun Etat-membre de l'Union européenne ne peut engager un programme d'aménagement de rivière de nature à aggraver son bilan chimique ou écologique (CJUE 2015, C-461/13). Cela implique notamment que les outils de programmation comme les SDAGE et les SAGE doivent engager toutes les mesures de sauvegarde évitant la pollution chimique des zones aval dans les prescriptions impliquant des effacements d'ouvrage. L'absence de telles mesures d'évaluation du risque et de gestion des effets chimiques est une négligence qui pourra être signalée à l'autorité administrative, le cas échéant à l'autorité judiciaire si l'administration refuse d'ordonner les prescriptions nécessaires.

En droit français, rappelons que le principe de précaution est désormais dans la Charte de l'environnement (2004) à valeur constitutionnelle : "Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage." Les connaissances scientifiques font état de risques graves pour les milieux quand des sédiments sont remobilisés en masse par un effacement, donc  l'évaluation des risques est requise.

La plupart des effacements d'ouvrages entrent dans le régime de l'autorisation (et non de la simple déclaration) des travaux en rivières, réglementé par l'art. R 214-1 CE. L'autorisation préfectorale est requise si un effacement modifie sur plus de 100 m le profil en long ou en travers de la rivière, ce qui est presque toujours le cas.

Cette autorisation induit une procédure précise, notamment un document "indiquant les incidences directes et indirectes, temporaires et permanentes, du projet sur la ressource en eau, le milieu aquatique, l'écoulement, le niveau et la qualité des eaux, y compris de ruissellement" (art R 214-6 CE). L'opération est soumise à enquête publique.

Dans le cas de la pollution des sédiments, l'arrêté du 9 août 2006 relatif aux niveaux à prendre en compte lors d'une analyse de rejets dans les eaux de surface est à invoquer. Signalons que cet arrêté a déjà été opposé par l'administration en charge de l'eau à des propriétaires souhaitant curer leur bief ou draguer leur retenue, il doit donc s'appliquer en toute rigueur et avec la même vigilance aux opérations d'effacement, qui remobilisent des quantités nettement plus importantes de sédiments.

A noter : certains polluants exigent le prélèvement des sédiments et leur transfert en décharge spéciale. Dans cette hypothèse, le maître d'ouvrage conserve la responsabilité du dépôt sur toute la durée de vie du polluant. L'attribution de responsabilité doit être clairement établie si un syndicat de rivière agit en délégation de maîtrise d'ouvrage pour un particulier ou une collectivité.

Conclusion
La question de l'analyse et de la gestion des sédiments est importante dans toute opération d'effacement, et doit faire l'objet de mesures spécifiques de la part du maître d'ouvrage. C'est loin d'être le seul problème à envisager. Toute destruction d'ouvrage hydraulique implique également l'évaluation des points suivants : bilan nutriment (azote, phosphore) du tronçon de la rivière suite à la suppression de l'ouvrage (voir cet article) ; évaluation du risque de montaison des espèces invasives (synthèse à venir, voir déjà ici la nécessaire analyse préventive de présence du pseudorabora à l'aval du site effacé) ; évaluation du risque crue / étiage (voir ce dossier complet OCE) ; évolution de la ripisylve et végétation rivulaire (mortalité, plan de gestion, synthèse à venir). Le droits des tiers doivent par ailleurs être préservés, les autorités de protection du patrimoine culturel et paysager doivent être interrogés, voir quelques rappels des textes juridiques applicables sur ce Vade-mecum.

A lire en complément : article de synthèse sur le rôle bénéfique des seuils et barrages dans le bilan des nutriments, ce qui implique a contrario une modélisation des charges azote-phosphore préalable aux projets d'effacement, incluant l'estimation des rejets du bassin versant et le risque de dégrader l'état physico-chimique du tronçon au sens de la DCE 2000 (ce qui est interdit).

Illustrations : vidange du lac de Pont-et-Massène, printemps 2015, la rivière Armançon recreuse son lit dans des sédiments accumulés. Le risque sédimentaire est généralement proportionné au volume de la retenue du barrage, mais des pollutions peuvent aussi bien s'être accumulées dans des sédiments piégés par des petits ouvrages.

13/11/2015

Ségolène Royal: "nous devons sauvegarder les petits moulins sur les rivières"


Madame Ségolène Royal, dont nous avons à plusieurs reprises salué les positions lucides et courageuses, vient de ré-affirmer son soutien à la petite hydro-électricité. Dans un discours présentant ce vendredi 13 novembre 2015 les engagements de la France pour une croissance verte, la Ministre de l'Ecologie a franchi un pas supplémentaire en appelant ouvertement à "sauvegarder les petits moulins sur les rivières".

Mme Royal ne manquera pas d'être critiquée par certains lobbies – FNE et FNPF –, ces lobbies qui en avaient déjà appelé au Président de la République pour sauver leurs dogmes et leurs prébendes, ces lobbies qui jouissent de l'oreille exclusive de quelques hauts fonctionnaires militants de la Direction de l'eau du Ministère de l'Ecologie et qui ont poussé certains bassins français dans l'impasse dramatique de mesures massives, inefficaces, irréalistes de continuité écologique.

Mais Mme Royal devra surtout affronter un adversaire plus redoutable : la terrible inertie de l'appareil administratif. Partout en France, ce sont déjà des centaines d'effacements d'ouvrages hydrauliques qui sont réalisés, programmés ou en phase d'études, produisant parfois des paysages de désolation, suscitant l'indignation des riverains, détruisant à la pelleteuse des seuils et barrages qu'il conviendrait au contraire de respecter, de moderniser et d'équiper. A cela s'ajoutent le choix opaque et fort peu démocratique de certaines Agences de l'eau qui n'hésitent pas à financer publiquement la priorité aux effacements (voir par exemple notre lettre ouverte à Joël Pélicot en Loire-Bretagne) et le jeu de coulisses de certains services Onema qui posent des exigences environnementales totalement disproportionnées aux impacts réels sur les milieux comme aux moyens économiques des maîtres d'ouvrage.

Nous risquons donc d'entrer dans des temps de confusion, avec une partie de l'administration qui s'en tiendra aux orientations d'effacement prioritaire des ouvrages pour cause de continuité écologique, une autre qui suivra le nouvel engagement à produire le maximum d'énergie propre sur les moulins de nos rivières.

La solution : mettre à plat la question déjà très difficilement gérable des ouvrages hydrauliques, poser un moratoire sur le classement des rivières à fin de continuité, définir des solutions de modernisation écologique et énergétique acceptables par toutes les parties.

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