30/06/2016

Zéro perte nette de biodiversité? Cela doit s'appliquer aux effacements d'ouvrages

La loi prévoit déjà de limiter les atteintes à l'environnement lors des chantiers ayant des impacts sur les habitats et espèces en place, et les députés viennent de renforcer ce dispositif dans le cadre des discussions sur la loi Biodiversité. Nous demandons (et appelons nos consoeurs associatives à demander) que ces dispositions s'appliquent en toute rigueur aux chantiers de destruction d'ouvrages hydrauliques, dont la plupart sont hélas totalement dépourvus d'analyse de la biodiversité locale. Un modèle de courrier en ce sens est ici proposé. Il sera utilement adressé pour chaque effacement aux publics suivants : services administratifs (Dreal, DDT, Onema, Agence de l'eau, au premier chef DDT en charge du contrôle réglementaire des chantiers en rivière) ; syndicats de rivière et de bassin versant ; fédérations départementales de pêche ou bureaux d'études mandatés pour des diagnostics de sites et de tronçons.




Depuis la loi du 10 juillet 1976, le principe "éviter, réduire, compenser" régit les chantiers ayant un impact sur l'environnement : il s'agit d'abord d'éviter ou de réduire un impact, ensuite de le compenser s'il est inévitable. Dans le cadre de l'examen de la loi de Biodiversité, les députés ont choisi de renforcer ce principe en posant l'objectif de "zéro perte nette de biodiversité".

Notre association appelle ses consoeurs à exiger dès que la loi sera votée (au cours de l'été) la mise en oeuvre de ces mesures de précaution sur tous les chantiers d'effacement d'ouvrages hydraulique en rivière (dont certains sont programmés pour l'étiage de septembre). Nous proposons ci-dessous une formulation "standard" à adresser au service instructeur de la Préfecture, formulation que chacun aura soin d'adapter à la rivière et au site concernés par des arguments ad hoc.

Demande au Préfet de mise en oeuvre des procédures d'évaluation et sauvegarde de la biodiversité sur un programme d'effacement d'ouvrage hydraulique en rivière

Attendu que 
  • le vivant tend à coloniser tous les espaces disponibles, par adaptation aux propriétés physiques et chimiques qu'il rencontre;
  • par leur existence, les ouvrages hydrauliques de type seuil ou barrage augmentent le volume instantané d'eau disponible pour le vivant dans le bassin versant et créent de nouveaux habitats par rapport à ceux que la rivière produit spontanément;
  • les habitats lentiques des retenues et plans d'eau, ainsi que les habitats annexes des canaux et biefs, produisent une diversité locale des écoulements qui est bénéfique à certaines espèces adaptées à ces nouvelles propriétés thermiques, rhéologiques, morphologiques et trophiques;
  • ces habitats présentent des fonctionnalités protectrices intéressantes de refuge à certaines conditions (crues violentes, étiages sévères);
  • l'intérêt du gain d'habitats lié à un effacement pour certaines espèces spécialisées (rhéophiles, sténothermes, migratrices, etc.) ne suffit pas à garantir un gain net de biodiversité, cet intérêt doit être évalué en fonction des habitats déjà disponibles pour ces espèces sur l'ensemble du tronçon d'une part, en fonction de la perte occasionnée pour d'autres espèces adaptées au site en l'état d'autre part;
  • la densité de barrages et seuils d'un tronçon tend à avoir une corrélation positive à la richesse spécifique piscicole totale du tronçon (Van Looy et al 2014);
  • la biodiversité des milieux aquatiques ne se résume pas aux poissons (2% environ des espèces) mais concerne l'ensemble de la faune et de la flore vivant directement dans l'eau (insectes crustacés, arachnides, mollusques, amphibiens, etc. Balian et al 2008) ou dans sa proximité (oiseaux, mammifères, reptiles, etc.);
  • les populations et assemblages biologiques à l'amont et à l'aval d'un obstacle à l'écoulement diffèrent, ce qui produit un accroissement de bêta-diversité (Mueller et al 2011, nombreux autres travaux);
  • des habitats entièrement artificiels comme des canaux peuvent servir de zone de reproduction à des espèces piscicoles menacées en France (Aspe et al 2014);
  • d'innombrables retenues et plans d'eau artificiels sont aujourd'hui inscrits dans les périmètre des ZNIEFF et des zones Natura 2000, ce qui indique la nécessité de ne jamais présumer un état "dégradé" pour une masse d'eau artificielle, mais au contraire de toujours contrôler la diversité réelle présente dans chaque site que l'on s'apprête à modifier ou faire disparaître.
Nous demandons que :
  • le projet d'effacement soit assorti d'un inventaire de biodiversité sur au moins quatre points de contrôle (station amont non impactée, retenue, bief, station aval non impactée);
  • la biodiversité totale de l'hydrosystème formé par le tronçon aménagé soit évaluée et quantifiée à partir du recueil de données;
  • l'évolution de cette biodiversité totale après l'effacement de l'ouvrage soit modélisée;
  • toute perte nette de biodiversité totale conduise au rejet du projet d'effacement et à la préservation du site en l'état.
Le refus par le responsable du chantier d'effacement de procéder à ces mesures diagnostiques et prudentielles l'expose à des poursuites au motif de non-respect des art. L 110-1 CE et L 163-1 CE. 

Nota : les liens ci-dessus renvoient aux articles Hydrauxois de commentaires des travaux, où vous trouverez des analyses et des graphiques complémentaires libres d'emploi pour appuyer votre demande. Le lien vers la source primaire de chaque publication scientifique est disponible en bas de ces articles. Ces précisions ne sont pas indispensables au service instructeur, puisque la demande consiste basiquement à procéder à un inventaire de biodiversité et un diagnostic d'évolution locale avant de détruire des habitats existants hébergeant certaines espèces.

Conclusion : arrêtons de bâcler les diagnostics de site et les chantiers d'effacement
Un certain nombre de gestionnaires de rivière entendent donner des leçons d'écologie aux propriétaires d'ouvrages hydrauliques et aux riverains. Nous verrons si ces  gestionnaires ont l'honnêteté et la rigueur intellectuelles d'appliquer à leurs propres projets les préceptes exigeants dont ils se réclament et qu'ils imposent aux autres. Aucun effacement ne devrait désormais être accepté sans les contrôles élémentaires des propriétés, fonctionnalités et diversités de l'hydrosystème en place, avec la garantie vérifiable d'un gain écologique par rapport à l'existant si l'ouvrage est effacé.

Illustrations
La diversité des écoulements à Belan-sur-Ource, hydrosystème actuel avant effacement d'un ouvrage programmé par le syndicat SICEC. Les peuplements biologiques de ces zones et leur évolution en cas d'effacement ont-ils été contrôlés en phase de programmation du chantier? Pas à notre connaissance.

A lire et utiliser en complément
Vade-mecum de l'association pour garantir le respect du droit lors des effacements d'ouvrages en rivière

27/06/2016

Il faut défendre le patrimoine hydraulique de l'Ource

Venez dire non à la casse du patrimoine hydraulique le 7 juillet prochain à Autricourt (21). Les syndicats de rivière et les Agences de l'eau doivent cesser de dilapider l'argent public dans des chantiers sans enjeux écologiques clairement définis. De nombreux moulins retrouvent chaque année des usages en France... à condition d'avoir encore leurs ouvrages hydrauliques. Nos territoires ne gagnent rien à détruire cet héritage précieux.



21/06/2016

Continuité écologique: les députés Valax et Bourdouleix posent les questions qui dérangent

Tandis que la Direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du Ministère de l'Environnement tente d'apaiser les parlementaires par des informations lacunaires et trompeuses, nombre d'entre eux savent parfaitement que les choses ne s'améliorent pas. Echec de la charte des moulins, progrès de la demande de moratoire sur l'exécution du L 214-17 CE, insistance sur les coûts exorbitants d'aménagements peu financés par les Agences de l'eau (au moins par certaines), désarroi des propriétaires privés ou publics menacés de destruction de leurs biens, interrogation sur le caractère raisonnable des choix français par rapport à la pratique des autres pays européens… la DEB ne pourra esquiver indéfiniment la réponse aux excès et outrances qu'elle a couverts dans la politique des ouvrages hydrauliques depuis le PARCE 2009 et le classement 2012. 





Depuis 2 ans, on doit atteindre la centaine de questions parlementaires sur le problème de la continuité écologique et des moulins. Le rythme ne faiblit pas et nous pouvons d'ores et déjà pronostiquer qu'il va reprendre de plus belle à la rentrée parlementaire de septembre, vu leseffacements encore programmés malgré la demande de Ségolène Royal de les suspendre provisoirement.

Question N° 96142 de M. Jacques Valax (Socialiste, écologiste et républicain - Tarn )
M. Jacques Valax attire l'attention de Mme la ministre de l'environnement, de l'énergie et de la mer, chargée des relations internationales sur le climat sur les moulins qui constituent des ressources économiques et énergétiques ainsi qu'un maillage territorial et un patrimoine culturel incontestable en France. La circulaire du 25 janvier 2010 qui prône soit l'effacement systématique des ouvrages issus des moulins, soit l'obligation d'équipement par dispositif de franchissement conduit à des dépenses exorbitantes pour leurs propriétaires privés ou publics. Sans remettre en cause le principe de continuité écologique, il semblerait nécessaire d'analyser l'efficacité réelle de la mise en œuvre de cette circulaire sur la qualité des milieux et surtout d'en assurer la faisabilité pour les maitres d'ouvrages qu'ils soient privés ou publics. Aujourd'hui, très peu de propriétaires privés sont capables de supporter financièrement le coût des modifications même si elles sont fortement subventionnées. Il souhaiterait donc connaître comment s'organisent les autres États de l'Union européenne sur ce dossier et lui demande de bien vouloir envisager de définir, en concertation avec toutes les parties prenantes, les conditions d'une mise en œuvre plus équilibrée de la continuité écologique afin de permettre également la sauvegarde des moulins à eau.

Question N° 95822 de M. Gilles Bourdouleix (Non inscrit - Maine-et-Loire)
M. Gilles Bourdouleix attire l'attention de Mme la ministre de l'environnement, de l'énergie et de la mer, chargée des relations internationales sur le climat sur la destruction en cours des 60 000 moulins de France. Le 3e patrimoine historique bâti de France fait l'objet d'une application déraisonnée et excessive de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques (LEMA) du 30 décembre 2006, suite à l'application de la circulaire du 25 janvier 2010 dite « Borloo » qui prône l'effacement systématique des ouvrages et des seuils des moulins. Les moulins de France constituent des ressources économiques, énergétiques, un maillage territorial et un patrimoine culturel incontestable. Pourtant, l'administration refuse de considérer la valeur patrimoniale de ces usages en les réduisant à des « obstacles » à la continuité écologique. Or les propriétaires de moulins ne sont pas opposés au principe de la continuité écologique mais à l'application excessive qui en est faite. C'est pourquoi il est absolument nécessaire et urgent de trouver une solution entre la gestion équilibrée de la ressource en eau et la préservation du patrimoine. La réunion de travail conjointe entre les deux ministères (environnement et culture) n'a abouti à aucune solution concrète pour sauvegarder le patrimoine hydraulique. Alors qu'une nouvelle mission vient d'être demandée au CGEDD, actant ainsi l'échec des conclusions de la précédente mission dans les territoires, la situation continue de se dégrader (échec récent de la signature de la charte des moulins et demande d'un moratoire sur le classement des rivières). Il souhaite donc connaître ses intentions pour permettre une conciliation harmonieuse des différents usages de l'eau dans le respect du patrimoine et des obligations de la France dans le cadre de la DCE2000 et remédier enfin aux situations de blocage avec l'administration.

Conclusion
Les 12 fédérations et syndicats, 300 associations de terrain, 1000 élus locaux qui soutiennent déjà le moratoire sur la continuité écologique sont disposés à se battre pour que cesse la politique de destruction du patrimoine hydraulique de notre pays. Les solutions sont simples : reconnaissance non ambiguë de l'existence légitime des moulins et usines à eau ; choix d'aménagement conditionnés par la possibilité préalablement démontrée d'atteindre un objectif DCE sur une masse d'eau ou par la protection elle aussi démontrée d'une espèce réellement menacée ; financement public des dispositifs de franchissement piscicole et de transit sédimentaire. L'interpellation des élus, la dénonciation des pratiques administratives et la préparation des actions contentieuses collectives sur chaque rivière se poursuivront aussi longtemps que se poursuivra le déni du Ministère de l'environnement sur l'échec de la première mise en oeuvre de la continuité écologique et la nécessité de sa réforme en profondeur.

Le 25 juin, venez aux 4es Rencontres hydrauliques de notre association pour analyser les dernières évolutions de la politique de l'eau, affirmer la fierté des ouvrages hydrauliques et lancer la reconquête des rivières humaines face aux tenants des rivières "renaturés" à la pelleteuse !

16/06/2016

Sauvegarde des moulins: faut-il croire Ségolène Royal ou le site de son Ministère?

La Ministre de l'Environnement a plusieurs fois appelé à cesser la destruction des moulins. La loi sur l'eau de 2006 n'a jamais envisagé cette issue. La loi Grenelle de 2009 non plus. Mais le site du Ministère de l'Environnement, dans une mise à jour récente, promet toujours de nombreuses destructions d'ouvrages pour motif de continuité écologique. Cette idéologie administrative de l'effacement n'a aucune légitimité démocratique, et sa violence institutionnelle empêche désormais toute avancée sur la gestion concertée des ouvrages.


Ségolène Royal en février 2015 : "Les règles du jeu doivent être revues, pour encourager la petite hydroélectricité et la remise en état des moulins".

Ségolène Royal en novembre 2015"Nous devons sauvegarder les petits moulins sur les rivières et produire de l'électricité".

Ségolène Royal en janvier 2016"À la suite du débat parlementaire, j’ai donné instruction aux préfets de mettre un terme aux destructions de petits ouvrages et de moulins, dans l’attente d’un examen plus approfondi de la situation."

Loi de 2006 votée par les représentants des citoyens: "Une liste de cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant."

Loi de 2009 votée par les représentants des citoyens: "l'aménagement des obstacles les plus problématiques pour la migration des poissons sera mis à l'étude".

Mise à jour récente du site du Ministère de l'Environement"Sur le plan écologique cependant, il est important de signaler que le gain apporté à la continuité et à l’hydromorphologie du cours d’eau, et donc à l’atteinte du bon état écologique, par lasuppression totale ou quasi-totale d’un ouvrage, est sans commune mesure avec les autres types d’interventions. (…) C’est pourquoi cette solution est souvent mise en avant par les acteurs de la restauration de la continuité pour qu’elle puisse être étudiée et adoptée à chaque fois que cela est possible. (…) Compte tenu du nombre très important d’ouvrages dans les lits mineurs des cours d’eau (plus de 80 000 recensés officiellement en 2015) et du niveau de segmentation des cours d’eau et d’artificialisation de leur pente qui en découle, il est indispensable de supprimer un certain nombre d’ouvrages existants pour envisager d’atteindre le bon état."

Les choses sont donc limpides : une poignée de hauts fonctionnaires au sein du Ministère de l'Environnement continue de développer une idéologie administrative de la destruction des ouvrages hydrauliques, à l'encontre des textes de loi votés par les parlementaires, et maintenant des orientations publiques de leur ministre de tutelle.

Ce qui est tout aussi limpide : nous ne reconnaissons aucune légitimité démocratique (ni scientifique) à ces dérives d'interprétation visant à la destruction des ouvrages, et nous vous invitons à venir nombreux à nos prochaines rencontres hydrauliques du 25 juin, dont vous pourrez repartir avec cette banderole de résistance et de combat!


15/06/2016

Idée reçue #16: "L'évaporation estivale des retenues nuit fortement aux rivières"

La nouvelle idéologie administrative des ouvrages hydrauliques, mise en place au cours des années 2000, est désormais connue dans son mécanisme argumentaire: exagérer par tout moyen les impacts écologiques des seuils et barrages pour mieux justifier leur suppression (ou entraver leur construction). Soit le contraire de ce qu'une idéologie administrative antérieure, sans doute aussi excessive et autoritaire, avait promu à l'âge d'or des Ponts & chaussées. Dans les arguments souvent entendus: les retenues des seuils et barrages favoriseraient l'évaporation de l'eau en été, ce qui dégraderait de manière conséquente la rivière. Il est certain que l'eau s'évapore davantage en été. Mais quand on regarde les volumes concernés, il est non moins certain que cela représente de très faibles quantités : l'ordre de grandeur est de quelques dixièmes de millimètres à quelques millimètres de hauteur de lame d'eau, ou quelques centilitres à quelques dizaines de litres/seconde pour des bassins versants entiers.


Dans une analyse sur les prétendues "idées fausses" sur la continuité écologique, le Ministère de l'Environnement affirme
"Les retenues génèrent une évaporation forte d’eau en période estivale car une eau stagnante peu profonde se réchauffe beaucoup plus vite et plus fortement qu’une eau courante. Sur une longue durée d’ensoleillement, plus la surface d’eau exposée est importante plus les pertes par évaporation seront significatives."
Procédé habituel de la rhétorique manipulatrice: des adjectifs et des adverbes ("forte, fortement, importante, significative"), mais pas de chiffres ni d'ordres de grandeur. Dans une étude de 2003, sur laquelle nous reviendrons car elle a joué un rôle conséquent dans la construction de cette idéologie administrative des ouvrages hydrauliques, Jean-René Malavoi évoque la question de l'évaporation. Le contexte de l'étude est celui de Loire-Bretagne. L'auteur écrit:
"Les effets des ouvrages sur l’hydrologie d’étiage (hors problèmes de débit réservé dans les tronçons court-circuités) sont assez modestes car liés essentiellement à l’évaporation dans le plan d’eau amont. 
Ils sont donc plutôt faibles mais peuvent éventuellement être importants en région chaude où l’évaporation est forte. Si l’on prend un taux d’évaporation moyen pour le bassin Loire Bretagne de 100 mm par mois, de juin à septembre (soit 100 l/m2), un plan d’eau de 10 m de large sur 1000 m de long (configuration classique pour un petit seuil sur un petit cours d’eau) évapore environ 1 million de litres par mois, soit 0.4 l/s.
Cela peut sembler dérisoire à l’échelle d’un ouvrage, mais l’effet sur des dizaines de retenues successives devient très significatif.
A titre d’exemple, les 81 seuils recensés sur la Sèvre Nantaise représentent un linaire en remous de l’ordre de 110 kilomètres, soit une surface de l’ordre de 165 hectares pour une largeur moyenne de 15 mètres. 
L’évaporation en période estivale sur cette superficie atteint 64 l/s, soit de l’ordre de 10 % du débit d’étiage quinquennal à Clisson (QMNA 1/5 = 682 l/s)." (Malavoi 2003)
Le QMNA 5 désigne les débits d'étiage sévère, dont le temps de retour est en moyenne d'une année sur cinq. La valeur de 10% de ce QMNA5 est donc très faible, même dans l'hypothèse d'effet cumulatif envisagé par Malavoi. Quand la rivière a si peu de débit, avec généralement des assecs et des pertes en zones karstiques, une modeste lame d'eau ailleurs,  les hauteurs d'eau plus profondes des retenues peuvent jouer un rôle de refuge / ressource pour une partie de la faune et de la flore. Le meilleur moyen de mesurer ces effets, ce serait de procéder à des campagnes de contrôle des peuplements aux périodes d'étiage – ce que l'Onema ne juge pas utile de faire, à notre connaissance (ci-dessous, exemple de rivière "renaturée" en été...).



Autre donnée, plus récente : le rapport préliminaire Irstea-Onema sur les impacts cumulés des retenues (Irstea 2016). On peut y lire les observations suivantes :
"La question de l'évaporation issue des retenues est ignorée dans une partie des études consultées. Quand la question est traitée, l'impact est supposé correspondre à la différence entre l'évaporation de l'ensemble des retenues et l'évapo-transpiration induite par un couvert végétal (souvent une prairie) d'une surface équivalant à celles des retenues. Parmi ces études, citons :
- l'étude d'impact de la zone des Trois Rivières (Rhône-Alpes) : la perte nette annuelle par évaporation induite par les retenues (630 km2) est estimée à 200 000 m3, soit 0,3 mm par unité de surface ou 6L/s. En juillet, cette perte atteint 68 000 m3 soit l'équivalent d'une lame d'eau de 0,11 mm sur l'ensemble du bassin versant ou d'un débit de 26 l/s. Cette perte correspond à la différence entre l'évaporation de la retenue et celle d'une prairie.
- l'EVP Layon (Pays de Loire): la différence entre volumes évaporé et évapotranspiré est nulle en dehors des périodes sèches (novembre-avril). Pour la période estivale (Juin-Septembre), la différence est d'autant plus importante que les étés sont secs : en 2003 la différence a atteint 6,7 Mm3 sur l'année, dont 5,9 Mm3 pour la période estivale (en 2003, p59-60 rapport), soit l'équivalent d'une lame d'eau de 5,3 mm/an, ou de 4,7 mm sur la période estivale (territoire du Layon-Aubance 1259 km2).
- l'étude d'impact de la DREAL Pays de Loire (Nov 2012) sur le Layon : les pertes par évaporation sont estimées à 100 mm par surface unitaire de retenues, ce qui correspond à 3 % du volume d'eau capté par la retenue au moment de son remplissage." (Irstea 2016)
On constate dans ces exemples des variations de niveau de la lame d'eau quelques dixièmes de millimètre à quelques millimètres. Pour donner un ordre de grandeur, un habitant consomme en moyenne 1875 m3/an d'eau en France, tous usages personnels et professionnels du territoire confondus (source Eaufrance). Donc une perte annuelle de 200.000 m3/an (cas des Trois Rivières), c'est l'équivalent de la consommation d'une grosse centaine d'habitants. Soit une quantité quasi-négligeable sur des bassins versants autrement peuplés, surtout si l'on intègre l'afflux estival de la saison touristique et les autres usages d'irrigation plus intensifs en été.

La conclusion est donc claire : il est exact de dire qu'une retenue favorise l'évaporation, il est inexact d'affirmer que ce phénomène impacte "fortement" la quantité d'eau disponible sur un bassin versant. La quantité évaporée ne fait pas la différence par rapport au débit d'étiage, et l'intérêt d'avoir des zones d'eau profonde liées aux retenues doit être estimé par des analyses de terrain sur toutes les espèces animales et végétales, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. La parole publique ruine la confiance des citoyens dans sa crédibilité en intentant des procès de si mauvaise foi aux ouvrages hydrauliques, alors que l'eau, l'air, le sol et le vivant sont si massivement altérés par ailleurs.

Références citées : Malavoi JR / AREA (2003), Stratégie d'intervention de l'Agence de l'eau sur les seuils en rivière (pdf), pp 37-38 ; Irstea (2016), Rapport préliminaire en vue de l'expertise collective sur les effets cumulés des retenues (pdf), pp. 19-20.

Illustration : filet d'eau du Vicoin à l'étiage, après effacement d'un seuil, opération présentée comme "exemplaire" par l'Onema. Pourquoi ne pas comparer les peuplements aquatiques (toutes espèces, pas que les poissons) dans les retenues et dans les écoulements libres lors des étiages sévères? Cela permettrait d'objectiver les choses, au lieu de véhiculer de généralités non réfutables. (Photo JM Pingault, tous droits réservés).

A lire en complément 
Idée reçue #10 : "Etangs et retenues réchauffent toujours les rivières et nuisent gravement aux milieux"

12/06/2016

Bourbre à Saint-André-le-Gaz: mobilisation contre un effacement d'ouvrage

La Fédération de pêche de l'Isère veut procéder à l'effacement partiel d'un ouvrage à Saint-André-le-Gaz en passant par une simple déclaration administrative, alors que les écoulements de la rivière Bourbre et du canal du Gaz seront modifiés sur plusieurs centaines de mètres. Les riverains, qui ne souhaitent pas échancrer le seuil, attendent au minimum une enquête publique pour faire valoir leurs droits. Et si possible une solution non destructive permettant de respecter les autres enjeux paysagers, patrimoniaux et aussi écologiques, avec une zone humide en partie alimentée par les pertes du canal. Mobilisation locale pour empêcher les travaux prévus dans quelques jours (mercredi 15 juin à 08:30) et intervention de notre association auprès de la Préfecture. Merci de diffuser cet article et de vous mobiliser pour aider les riverains à se défendre. Il est temps de dire non à la casse du patrimoine de nos rivières. 




Sur la rivière Bourbre, à Saint-André-le-Gaz (Isère), une étude de "restauration écologique du seuil d’alimentation du canal du Gaz" a été lancée en 2014 sous la maîtrise d'ouvrage de la Fédération départementale de pêche. Plusieurs fois remanié, ce canal date de l'Ancien Régime. Il a alimenté un moulin, une usine textile, une centrale hydro-électrique. Ces usages ont disparu au cours du XXe siècle. L'actuel ouvrage répartiteur est très modeste, avec une chute comprise entre 0,8 et 0,9 m (voir photo ci-dessus).

Prime au poisson, mépris du patrimoine: Onema et fédé de pêche dans leurs oeuvres
La rivière Bourbre n'est pas classée en liste 2 sur ce tronçon amont : il n'y a donc pas d'obligation réglementaire d'aménager. Trois scénarios ont été proposés, avec des variantes. L'Onema Lyon a demandé le franchissement des truites, mais aussi d'autres espèces y compris non migratrices comme le chabot. Il a été affirmé que les droits d'eau étaient abandonnés alors que la convention de 2003 avec le syndicat sur cet abandon était expressément suspendue à la réalisation d'autres travaux, qui n'ont pas été réalisés (donc les droits d'eau ne sont pas caducs).


Extrait du diagnostic Burgeap 2014, droit de courte citation

Le diagnostic piscicole indique un IPR mauvais, sans que les diverses causes de détérioration de la qualité de l'eau et de son peuplement aient été analysées par le bureau d'études ni la Fédération de pêche. On observe (image ci-dessus, cliquer pour agrandir) que les populations des pêches de contrôle sont soit constantes, soit en hausse entre 1999 et 2011. On observe aussi que des espèces rhéophiles sont déjà présentes (truite, chabot, loche franche…), même si l'habitat n'est manifestement pas optimal pour elles. On ne connaît pas l'état des populations à l'amont ou l'aval de la zone d'influence du seuil, donc l'ignorance est à peu près complète sur les enjeux réels de ce chantier (voir cet article sur les techniques usuelles de manipulation de l'information et de l'opinion dans les chantiers de destruction).

Ce sont les pressions habituelles observées sur nos cours d'eau : franchissement pour toutes espèces au lieu de limiter à des enjeux migrateurs réels, gains piscicoles minuscules qui intéressent éventuellement les pêcheurs mais ne répondent pas spécialement à l'intérêt général des citoyens ni à des enjeux environnementaux significatifs, diagnostics écologiques incomplets car centrés sur les seuls poissons et n'analysant pas l'ensemble des impacts anthropiques, pressions sur les riverains pour pousser à des solutions inutilement coûteuses, mise en avant de la démolition au service des poissons, mais au détriment de tous les autres enjeux liés à l'hydraulique ancienne.

Echancrer le seuil sur simple déclaration… pour éviter une enquête publique?
La Fédé de pêche et l'Onema ont écarté les choix non destructifs et se sont orientés vers une large échancrure, équivalent à un arasement partiel. Cette solution n'a pas l'assentiment des riverains pour plusieurs raisons : préférence pour le confortement et l'aménagement de l'existant, baisse prévisible du débit alloué au canal, risque de moindre alimentation d'une zone humide latérale en Znieff (gérée par une association locale).

Un accord semblait possible sur la base d'un débit minimum d'étiage garanti à 120 l/s dans le canal. Mais il n'a pas été donné suite à cette proposition – ce qui indique combien certains ne sont pas disposés à des solutions raisonnables et consensuelles.

Les riverains ont eu la mauvaise surprise de découvrir que le chantier a fait l'objet d'une simple déclaration à la Préfecture, au lieu d'une autorisation. Or, les dossiers "loi sur l'eau" sont stricts dans leur procédure, comme le savent tous les usagers. La Fédération de pêche aurait-elle un régime préférentiel dont ne jouit pas le commun des mortels confronté à la complexité des dossiers d'autorisation?

A la demande d'un riverain, l'association Hydrauxois a saisi la Préfecture, la Fédération de pêche et le greffe du Tribunal administratif pour faire savoir qu'elle jugeait le chantier non réglementaire, car un linéaire de plus 100 m (rivière et canal, tous deux classés "cours d'eau") sera modifié dans son profil en long : cela doit faire objet d'une autorisation administrative avec étude d'impact, analyse des droits des tiers, enquête publique (art R 214-1 et art R 214-6 Code envir.). Si la Fédération de pêche veut passer en force, un constat d'huissier sera réalisé. Une plainte avec demande de remise en état et dommages sera déposée s'il est vérifié que le profil d'écoulement est changé sur plus de 100 m et que les services instructeurs comme le maître d'ouvrage ont volontairement ignoré notre requête.

Nota : la destruction du seuil est actuellement prévue le mercredi 15 juin au matin. Si vous êtes dans la région et si vous pouvez venir mercredi matin pour exprimer votre refus de cette destruction inutile du patrimoine hydraulique, nous vous demandons de votre mettre urgemment en contact avec M. Yves Gonnet (yves.gonnet1 (at) orange.fr), qui vous donnera les informations locales sur le suivi des événements.

Illustrations : photographies Yves Gonnet, tous droits réservés.

Ajout du 14 juin 2016 : on nous informe que le chantier a été suspendu. La mobilisation prévue le 15 juin au matin l'est aussi, mais notre vigilance reste entière.

06/06/2016

Les Rencontres hydrauliques régionales, 25 juin 2016

Voici venu le temps de nos Rencontres hydrauliques annuelles, qui se tiendront cette année autour de Quarré-les-Tombes. Téléchargez le programme.

La journée principale sera le samedi 25 juin. Pour ceux qui restent une nuit ou qui habitent à proximité, d'autres activités sont prévues le dimanche 26 juin au matin. Au programme :  visites de l'Abbaye de la-Pierre-qui-Vire et de plusieurs moulins, exposition sur les moulins du Cousin-Trinquelin, conférences, échanges et débats sur l'actualité régionale et nationale des moulins en lutte (continuité écologique, cartographie des cours d'eau, lois patrimoine et biodiversité). Buffet le samedi midi (repas libre possible dans le village), barbecue le samedi soir, sur réservation.

Nous espérons vous y retrouver pour un moment convivial et combatif dans nos belles et libres vallées du Morvan.

A noter : le samedi 18 juin, l'association Hydrauxois co-animera une visite de moulins dans la ville de Semur-en-Auxois, en début d'après-midi. Voir le programme complet des journées des moulins 2016. en Bourgogne. Le matin, notre association présentera (également à Semur-en-Auxois) le moratoire sur la continuité écologique à l'occasion de l'assemblée générale de l'Association des riverains de France.

05/06/2016

Greensplashing: le grand désordre de la politique de l'eau

En anglais le verbe splash veut dire à la fois "éclaboussser" et "faire sensation". Ce que nous appelons greensplashing dans le domaine de l'eau, c'est une politique écologique produisant des annonces et multipliant des mesures dans tous les sens, sans modélisation préalable, sans cohérence globale, sans effet optimal. La prime actuelle en faveur d'opérations de suppression des ouvrages ou de renaturation des sites en est une illustration : désordre dans l'analyse des problèmes écologiques des rivières, profusion d'actions non coordonnées, inclinaison à mettre en valeur des chantiers plus spectaculaires qu'efficaces. Ce greensplashing est aussi l'alibi d'évitement des questions de fond, que l'on n'ose même pas poser: quelles rivières voulons-nous, quelles natures voulons-nous?


On connaît déjà le greenwashing, pratique consistant à utiliser des prises de position favorables à l'environnement sans engagement substantiel derrière, comme pur argument de communication publicitaire, réputationnelle ou institutionnelle. Le terme ne s'applique pas vraiment aux politiques publiques de l'eau : elles sont effectivement (et non superficiellement) engagées dans une tentative d'améliorer la qualité de l'eau. Leur problème : elles s'y prennent mal.

Il y a certes quelques réussites, comme le recul des phosphates depuis 25 ans, mais beaucoup d'échecs, à commencer par la faible progression de l'état écologique et chimique des masses d'eau tel que l'Europe le définit depuis l'année 2000. Une partie de ces échecs vient d'un choix discutable de la Commission européenne et des experts qui l'ont conseillée sur ce dossier : l'idée fausse selon laquelle des rivières anthropisées de longue date pourraient revenir facilement vers un état de référence "naturel" (voir Bouleau et Pont 2015). En vérité, ce n'est pas facile du tout, et c'est même assez improbable qu'un hydrosystème modifié revienne à l'état dans lequel il était voici 50 ans, 500 ans ou 5000 ans. Il n'est pas dit que ce soit toujours désirable non plus. La nature comme la société change tout le temps, et en général ces deux-là changent irréversiblement.

Mais une autre partie de l'échec français de la politique de l'eau vient des institutions publiques et de leurs choix. Et c'est là qu'intervient le greensplashing. Le greensplashing, c'est à la fois un désordre dans l'analyse des problèmes écologiques des rivières, une profusion d'actions non coordonnées et une inclinaison à mettre en valeur des actions plus spectaculaires qu'efficaces.


Programmations sans colonne vertébrale : la fabrique du greensplashing
Premier point de désordre : les textes de conception et programmation de la politique publique, synthèses Onema, SDAGE, SAGE, contrats rivières et autres. Cela part dans tous les sens, sous forme de catalogues de bonnes intentions de la lutte contre le réchauffement climatique, les pollutions diffuses, les prélèvements excessifs, la fragmentation longitudinale et latérale, la dégradation ou l'urbanisation des lits majeurs, etc. Il manque dans tout cela la colonne vertébrale, la base de toute politique fondée sur la preuve et la donnée : la modélisation scientifique.

Un modèle, c'est simplement ce qui permet d'intégrer des données pour produire une bonne description des phénomènes et une bonne prédiction de leur évolution.

Enumérer des pressions ne dit rien, il faut connaître leurs effets relatifs sur les milieux, leurs synergies, estimer les probabilités de réponse en cas d'atténuation ou élimination des pressions, analyser de manière réaliste le coût et la facilité d'adoption des mesures, connaître les échelles spatiales et temporelles de réponse des milieux. C'est le rôle d'une science multidisciplinaire de la conservation, préservation et restauration des milieux aquatiques. On n'adresse pas un phénomène complexe comme la rivière (et ses riverains!) avec un catalogue plus ou moins arbitraire d'actions "mécanistiques" sur une somme incomplète de causes isolées, en espérant qu'au bout du compte tout cela produira un effet… largement inconnu dans son ampleur et son délai.

Une bonne science n'est pas seulement là pour donner de bonnes directions, elle est aussi nécessaire pour circonscrire nos incertitudes : incertitude provisoire liée à un défaut de données ou de modèles, incertitude structurelle liée au caractère non prédictible d'un phénomène. Comment un gestionnaire ou un politique peut-il espérer être crédible s'il promet toutes sortes de résultats sans élément tangible sur le degré de certitude de leur réalisation? C'est la pensée magique. Ou du greensplashing.

La politique de l'eau est en retard dans ce recours à la science et à la modélisation, et on peut comparer avec la politique du climat : combattrait-on le réchauffement climatique sans avoir 50 ans de modèles derrière nous, sans mesurer la part relative de chaque gaz à effet de serre et de chaque source d'émission de ces gaz, sans avoir une idée précise de leur pouvoir radiatif et une fourchette à peu près fiable de leur effet sur la température de surface après rétro-actions? Si l'on ne change que marginalement la part d'émission liée au transport et à la production d'énergie, on ne luttera que marginalement contre l'effet de serre anthropique. Multiplier des actions et des déclarations sur des sources mineures, cela ne change pas le problème au point de vue physique, et cela l'aggrave au point de vue sociopolitique puisqu'on entretient l'illusion de l'efficience, laissant à la génération suivante le soin de traiter le problème différé. Pour l'eau, nous en sommes à peu près là : on fait beaucoup de choses, mais sans idée du résultat, sans même savoir parfois si la prévision d'un résultat est possible.

Saupoudrage sans queue ni tête dans l'action locale : la pratique du greensplashing
Second symptôme du greensplashing : le grand désordre dans l'exécution des programmes en rivière. Prenons pour exemple le domaine de la restauration physique des rivières, qui connaît une importance croissante dans les programmes d'intervention des Agences de l'eau (voir Morandi et al 2016), en particulier la continuité écologique longitudinale. C'est aussi l'exemple que nous connaissons le mieux dans notre pratique associative.

Qu'observe-t-on sur le terrain ? Les aménagements n'ont aucune cohérence en terme de continuité, les ouvrages aval ne sont pas traités avant les ouvrages amont, les grands barrages infranchissables ne sont pas aménagés avant les petits seuils partiellement ou totalement franchissables. Les syndicats, parcs naturels et autres exécutants de la politique de l'eau ne développent (quasiment) jamais de modèle de connectivité sur les bassins versants dont ils ont la charge, de sorte qu'ils sont incapables de hiérarchiser les tronçons et les stations selon leur importance écologique dans le réseau hydrographique. Les pêches de contrôle sur l'ensemble du linéaire sont rarement disponibles et quand elles le sont, on ne les compare pas aux données historiques connues des populations piscicoles, de sorte qu'on ne connaît pas la tendance de long terme des assemblages locaux, leur risque d'extinction, leur résilience, etc. Les indicateurs de biodiversité ne sont pas plus mobilisés, alors qu'un des objectifs affichés est d'améliorer la richesse spécifique, taxonomique et fonctionnelle d'un hydrosystème, laquelle ne se résume pas à quelques espèces de poissons spécialisés. La dynamique sédimentaire du bassin versant n'est pas analysée, et quand elle l'est, on ne tient de toute façon pas compte des conclusions (syndrome de l'enfermement de l'étude dans un tiroir et de la poursuite de la politique généraliste exigée par le financeur public, fut-elle contredite ou relativisée par les conclusions empiriques d'une analyse locale). Le changement climatique n'est pas intégré dans les choix d'aménagement, alors qu'il est supposé être le premier facteur de contrôle des paramètres hydrologique et thermique.

La même chose s'observe pour certaines restaurations mineures de berges ou de lits. Il n'y a pas d'analyses avant-après sur des indicateurs définis comme d'intérêt écologique: on intervient à l'aveugle, en supposant qu'un certain type de micro-habitat (largeur-débit-pente-substrat) aurait un intérêt "supérieur" par rapport à l'habitat existant, mais en ne le démontrant pas avant d'agir et en ne le vérifiant pas après l'action. C'est donc le greensplashing dans toute sa splendeur : multiplication de petites actions plus ou moins opportunistes et arbitraires, communication satisfaite sur le caractère "visible" de l'action, défaut d'une vision d'ensemble de la rivière (y compris déjà une vision écologique substantielle) et de rigueur sur l'analyse des résultats, c'est-à-dire les bénéfices écologiques en face des coûts économiques.

Comment en sortir?
Depuis une quarantaine d'année, l'écologie s'est institutionnalisée et "scientificisée". L'âge des contestations romantiques ou révolutionnaires de la société industrielle est derrière nous, de même que l'âge des généralités généreuses où il suffit de prononcer quelques mots "totems" consensuels pour verdir sa parole et recueillir un blanc seing de sa politique. Dans la même période, nous avons appris une chose : l'économie et l'environnement ne font pas forcément bon ménage. Le reconnaître posément et en débattre est mieux que de vouloir euphémiser, relativiser, brouiller dans d'improbables discours publics (ou privés) promettant toujours plus de croissance économique avec toujours moins de flux énergétiques et matériels ayant des effets sur la biosphère. Si nous sommes dans l'âge de l'Anthropocène, il faut l'assumer : la nature n'est pas cette instance séparée de l'humanité, mais le co-produit de l'action humaine. Quelles natures voulons-nous? Quelles rivières voulons-nous? La réponse n'est plus soluble dans les conservations et restaurations d'une naturalité idéale (voir Lévêque et van der Leeuw ed 2003).

Au cours de ces quatre décennies, l'environnement est aussi entré dans la norme, la loi et la réglementation, ce qui implique des contrôles, des coûts, des contraintes. Donc une vigilance sur la légitimation scientifique des choix publics et une exigence démocratique sur leurs justifications. L'écologie comme idéologie offre trop souvent un prisme à peu près inexploitable: tout ce qui est favorable à la "nature" est bon et prioritaire. Sauf que cela ne fonctionne pas ainsi dans une société: l'environnement n'est qu'un des paramètres d'une politique publique, les citoyens ne définissent pas le "bon" de la même manière (selon leurs valeurs, leurs cultures, leurs intérêts, leurs expériences… tout ce qui fait l'heureuse diversité humaine), la "nature" est toujours une représentation construite, les chercheurs et experts sont rarement en situation de consensus, la limitation de tout budget implique des priorités, la volonté de muséifier la nature et de proscrire tout impact n'a pas de sens, etc.

Comment sortir du greensplashing (et aussi bien du greenwashing, pas plus enviable)? Voici quelques pistes de réflexion:
  • sortir de la pseudo-logique de l'urgence sur fond de catastrophisme déplacé ou de contraintes intenables (dénoncer notamment l'objectif fantaisiste de la DCE sur un "bon état écologique et chimique de 100% des masses d'eau" en 2027, calendrier de technocrates déconnectés sans aucun réalisme sur l'état actuel des rivières et des nappes, la difficulté institutionnelle et sociétale à développer des projets les concernant, le coût économique des compensations et des restaurations, le temps de relaxation des milieux);
  • proposer à nos partenaires européens et internationaux la création d'un "GIEC de l'eau", initiative qui a une cohérence dans son objet multidiciplinaire d'étude en même temps qu'elle répond à des enjeux écologiques, économiques et sociaux de première importance à échelle du siècle;
  • développer les budgets de la recherche académique sur l'eau, tant pour améliorer la connaissance fondamentale que pour produire des modèles applicables par le gestionnaire sur les différents domaines d'intérêt (le débit, la température, la pollution, la connectivité, les métapopulations, etc.) et définir les domaines où l'incertitude systémique ne permet aucune prédiction fiable;
  • financer des acquisitions et bancarisations de données, qui manquent sur la plupart des masses d'eau, des indicateurs d'intérêt écologique et des populations;
  • construire des projets pilotes exemplaires au plan de la qualité de la gouvernance démocratique et de la rigueur du suivi scientifique, dont le bilan permettra de décider de l'intérêt à les généraliser;
  • promouvoir le principe de gestion adaptative et intégrative, c'est-à-dire systématiser la concertation, la consultation et le retour d'expérience pour corriger les choix s'ils se révèlent inopérants  (au lieu de programmes contraignants à l'issue déjà fixée à l'avance);
  • définir et engager les seules actions "sans regret" où il existe un consensus fort sur la programmation (évidence d'un effet toujours nuisible aux milieux ou d'une menace d'extinction) et une solvabilité économique dans la réalisation;
  • prendre au sérieux les critères de gestion environnementale comme les services rendus par les écosystèmes, qui ne sont pas des déclarations d'intention floues mais d'abord des outils d'objectivation des bénéfices environnementaux pour les sociétés.

04/06/2016

Quelques réflexions sur les inondations du printemps 2016

Le centre de la France est frappé par des inondations, dont la médiatisation nationale est renforcée par le fait qu'elles touchent la région parisienne. La réflexion actuelle sur les écoulements de rivière est souvent dominée par l'idée d'une restauration de leur libre circulation, ou renaturation. Les crues et leur cortège de détresses rappellent que l'attente sociale se situe plutôt du côté de la maîtrise et du contrôle des flots (création et entretien de retenues, de digues, de fossés d'évacuation). On aurait cependant tort d'opposer systématiquement une approche à l'autre : sur un sujet touchant la sécurité des biens et des personnes, engageant aussi la responsabilité des autorités, les positions dogmatiques doivent céder la place à des analyses empiriques. C'est d'autant plus nécessaire qu'avec la Gemapi, dont le "pi" signifie "prévention des inondations", les élus locaux et les établissements de bassin versant vont être sous pression pour garantir une dépense publique de l'eau orientée sur les priorités d'intérêt général. 



Les crues et inondations sont des aléas naturels, à la mémoire aussi ancienne et douloureuse que celle de l'humanité. On peut en limiter les effets, on ne peut en effacer les causes. Par définition, des épisodes hydro-météorologiques exceptionnels produiront toujours des débits exceptionnels, qu'il s'agisse de crues lentes par saturation des sols et aquifères, de crues rapides de quelques jours par épisodes pluvieux très soutenus, voire de crues éclairs de quelques heures. Toutes choses égales par ailleurs, le changement climatique risque d'augmenter la probabilité des phénomènes extrêmes au long de ce siècle : plus d'énergie dans le système climatique (effet de serre) signifie plus d'évaporation, de convection, de transport. Donc une intensification attendue du cycle de l'eau, même si les déclinaisons régionales et locales sont impossibles à prédire avec précision.

Les crues de la fin mai et du début juin 2016 ont été provoquées par le blocage d'une perturbation active au sud de l'Allemagne, avec des remontées d'air chaud et humide entraînant des précipitations exceptionnelles. Sur la période du 28 mai au 1er juin, les départements les plus affectés ont été le Loiret, le Loir-et-Cher, le Cher, l'Essonne et l'Yonne avec une quantité d'eau tombée en trois jours sans équivalent depuis 1960. Des niveaux de crue centennale ont été atteints sur certains tronçons du Loing. Le barrage de Pannecière (Yonne), dont la fonction est d'écrêter les crues de l'Yonne et de la Seine, a saturé sa capacité de retenue. Les crues étant limitées à certains affluents de rive gauche, la Seine est cependant restée assez loin du niveau atteint à Paris en 1910 (8,62 m, en 2016 6,10 m), les 7 m ayant été dépassés en 1920 et 1955. Le niveau des 6 m atteint en 2016 l'a été 8 fois depuis 1872, la crue la plus récente du même ordre se plaçant en 1982.

Notre époque a globalement diminué la vulnérabilité des personnes par rapport aux bilans meurtriers des crues frappant les générations précédentes, mais elle est devenue extrêmement sensible à l'aléa, rêvant d'un "risque zéro" qui n'existe pas. Pourtant, certains facteurs relevant de la responsabilité humaine aggravent les effets locaux puis cumulatifs des crues.

Ainsi, les sols labourés ou artificialisés, les zones dévégétalisées retiennent moins l'eau et ruissellent plus rapidement, les lits majeurs déconnectés voire occupés par des bâtis ne servent plus de champ d'expansion latérale de l'écoulement, la construction en zone inondable produit un jour ou l'autre la dégradation par inondation (le "risqueur" étant rarement le payeur dans ces cas-là, le régime d'indemnisation pour catastrophe naturelle depuis 1982 collectivisant le risque). Par ailleurs, notre capital immobilisé (propriétés privées, équipements publics) s'est accru de manière régulière au fil des générations, donc une crue de même intensité provoque davantage de dégâts matériels et de coûts assurantiels aujourd'hui qu'hier. Ces tendances sont aggravées par une perte de la mémoire du risque : les plus grandes inondations à échelle de bassins fluviaux se situent entre le XVIIIe siècle et la première partie du XXe siècle en France, les années 1950-1980 ont plutôt été marquées par un certain "repos hydrologique" ayant assoupi la réflexion sur une génération. Cela sur fond de dé-naturation tendancielle des modes de vie et des représentations : les sociétés de plus en plus urbaines sont de plus en plus coupées de l'exposition directe aux cycles naturels, coupure propice à des représentations quelque peu ignorantes, voire fantasmatiques, de la nature.


Les crues et inondations posent la question des stratégies d'aménagement des bassins versants: une fois reconnu que le risque zéro n'existe pas, il reste légitime de chercher à minimiser ce risque dans la durée.

La réponse traditionnelle aux crues consiste dans des travaux de modification des écoulements : digue, barrages, retenues, canaux et fossés de décharge, etc. C'est le paradigme du contrôle hydraulique, qui a présidé pendant près de deux siècles aux choix des grands services d'aménagement comme les Ponts & chaussées (avant déjà, aux digues et levées au bord des fleuves et rivières). Face à cette option hydraulique, il existe un paradigme hydro-écologique : ne plus chercher à contraindre la rivière, mais modifier plutôt les pratiques humaines de façon à réduire la puissance des crues et limiter les impacts des inondations, tout en produisant des effets écologiquement désirables (typiquement, relibérer la plaine d'inondation). Ces deux paradigmes n'ont pas la même temporalité : on peut construire assez rapidement des aménagements hydrauliques – quoique les précautions de chantier, études d'impact et voies de recours rendent les choses plus difficiles aujourd'hui qu'hier –, on ne peut modifier que lentement l'hydromorphologie d'un bassin versant, ce qui suppose notamment de changer en profondeur des pratiques d'urbanisation et d'agriculture déjà implantées.

Il est probable qu'il existe de bonnes et de mauvaises idées dans ces stratégies hydrauliques / hydro-écologiques en rapport aux crues et inondations. La recherche doit l'étudier en priorité, par des analyses de cas et des modélisations. Il est nécessaire de faire le bilan hydrologique réel de ces options, mais on s'aperçoit par exemple que la très récente expertise collective ayant théoriquement cet objectif (analyse des effets cumulés des retenues) ne produit pas de réponse claire sur le sujet (Irtsea 2016, voir nos commentaires). Nous sommes donc en situation d'incertitude, le premier besoin est de la réduire par davantage de recherche et des débats publics alimentés par des données objectives.

Ce dont il faut symétriquement se déprendre, ce sont les positions dogmatiques. Dans l'état actuel des représentations du gestionnaire français, on se méfiera particulièrement du dogme très à la mode de la restauration morphologique, visant à libérer et renaturer les écoulements tout en rendant complexes voire impossibles les créations de retenues, les restaurations de barrages, les entretiens de digues, les curages de fossés, etc. Cela fait par exemple 20 ans que le programme d'un 5e grand lac réservoir de protection des crues de la Seine est à l'étude (La Bassée en Seine-et-Marne), mais bloqué. Sur certaines communes,comme Auvernaux, des élus se plaignent déjà de la complexité de curage des fossés d'évacuation des eaux de crue. On a agi de manière excessive dans un certain sens voici quelques décennies, avec une tendance au bétonnage, au recalibrage et à l'exploitation systématique des lits, des berges, des versants ; gardons-nous de montrer la même outrance mal informée en sens inverse, sous prétexte d'une tardive mais soudaine illumination écologique de l'ingénierie.

L'année 2018 verra la mise en place de la Gemapi (gestion des eaux, des milieux aquatiques et de prévention des inondations), dont la responsabilité reviendra désormais aux intercommunalités et aux établissements de bassin versant. Le volet "inondations" va être au centre de l'attention, car il a des conséquences humaines et juridiques fortes (outre le fait qu'en face d'une nouvelle taxe sur l'eau, chacun exigera des résultats concrets). La politique de l'eau n'a pas aujourd'hui les moyens de l'ensemble de ses ambitions, et la pratique actuelle du "saupoudrage" des financements (un peu pour la pollution, un peu pour la restauration, un peu pour le risque inondation…) ne manquera pas d'être questionnée de manière beaucoup plus critique. Il est du devoir des élus et des associations de terrain de rappeler où sont les priorités de l'action publique, pas seulement en analysant ce que l'on fait, mais aussi en alarmant sur ce que l'on ne fait pas. Car à budget limité, c'est un jeu à somme nulle : ce qui est dépensé sur un poste ne l'est pas sur un autre.

Vu les résultats médiocres de notre pays sur la qualité écologique et chimique des eaux, vu le retour régulier des problématiques de crues et inondations (aussi bien que de sécheresses et d'étiages sévères) et vu la probabilité que ces questions deviennent plus aiguës au fil des ans, nous n'aurons pas vraiment le luxe de continuer longtemps des diagnostics sommaires et des choix inefficaces. La première leçon des inondations, c'est un rappel des responsabilités dans la hiérarchie des priorités et la nécessité d'une politique à long terme fondée sur une information scientifique fiable.

A lire en complément
OCE (2013), Crues, inondations, étiages, pour une évaluation du risque lié à la modification des obstacles à l'écoulement, (pdf)

Illustrations : le zouave du Pont de l'Alma (Seine, Paris le 3 juin 2016, Siren-Com CC share alike 4.0) ; le Loing à Moret-sur-Loing, République de Seine et Marne du 2 juin 2016, droits réservés.