02/08/2016

Échelle à poissons? "Aucune utilité à la généraliser" (1899)

En 1865, une loi impose en France la construction d'échelles à poissons sur certains ouvrages, afin de favoriser la libre circulation des "espèces voyageuses". Trente ans plus tard, une commission administrative est réunie sous l'égide du Ministère de l'Agriculture, afin de tirer un bilan. Sur la base d'un rapport d'enquête, elle conclut que la construction des échelles à poissons pose des problèmes aux usages, principalement les irrigants et les exploitants de chute, que leur utilité sur des petites chutes majoritaires de 1 à 1,5 m n'est pas vraiment démontrée et que d'autres mesures, comme l'ouverture des vannes 30 heures par semaine, seraient plus adaptées. Extraits et commentaires.




La commission des améliorations agricoles et forestières s'est constituée au Ministère de l'agriculture le 30 novembre 1896. Sur la proposition de M. Méline, président du Conseil, elle a immédiatement décidé de se diviser en deux sous-commissions dont la première s'occuperait de la répression du braconnage et de la pisciculture, la deuxième des améliorations pastorales- comprenant les irrigations, les reboisements et les pâturages.

Nous pouvons enfin donner le compte-rendu sommaire des travaux de ces deux sous-commissions. (…)

Echelles à Poissons. La sous-commission s'est ensuite occupée des échelles à poissons. Mais, avant d'aborder cette étude, elle a prié M. le Dr Brocchi de vouloir bien rédiger une notice sur les mœurs des principaux poissons migrateurs : le saumon, l'alose, l'anguille et la lamproie.

A la suite de cette communication, M. Philippe, directeur de l'Hydraulique agricole, a soumis un rapport très complet et très documenté sur le nombre des échelles en service, sur les principaux types adoptés tant en France qu'à l'étranger, sur leur fonctionnement, etc.

Les conclusions présentées par M. Philippe et adoptées par la sous-commission se résument ainsi : 

1° En ce qui concerne le genre d'échelles à adopter, il n'y a pas à recommander un type d'échelle plutôt qu'un autre. Sans repousser aucun système, car tous peuvent donner de bons résultats, on doit choisir de préférence les plus. simples et les plus rustiques ; et à ce point de vue spécial, les échelles à plan incliné avec cloisons transversales percées d'orifices en chicane, paraissent satisfaire à ce desideratum.

Quel que soit le modèle adopté, la condition essentielle c'est la position de l'échelle par rapport à la chute. Il est indispensable que l'échelle débouche en un point où le courant est très rapide et l'eau profonde, car c'est toujours en ces points que le saumon et les autres poissons migrateurs se rassemblent pour tenter l'escalade de la chute.

2° Contrairement à l'avis émis par la Commission instituée en 1888 au Ministère des travaux publics, il n'y a pas lieu de prescrire d'une manière générale l'établissement d'échelles dans tous les barrages. En adoptant une semblable mesure, on peut porter un préjudice sérieux à l'industrie et aux irrigations.

En effet, une échelle ne fonctionne bien que quand le volume d'eau qui coule est très grand ; il faut de 400 à 600 litres par seconde pour obtenir de bons résultats.

Or, un débit de 500 litres d'eau par seconde représente, pour les irrigations, 500 hectares susceptibles d'être convenablement arrosés ; pour l'industrie, si la chute est seulement de deux mètres, une puissance constamment utilisable de plus de dix chevaux-vapeur, c'est-à-dire une force suffisante pour la mise en marche d'un moulin, d'une papeterie ou de toute autre usine.

Ces chiffres donnent une idée du trouble profond qui serait apporté à l'industrie et à l'agriculture, si tous les barrages devaient être munis d'échelles.

La mesure ne doit donc pas être générale, et il n'y a aucune utilité à la généraliser. En effet, tous les barrages ayant moins de 1 mètre à 1m50, et c'est le plus grand nombre sur les rivières non navigables, peuvent aisément être franchis par le saumon. En second lieu, le débit de l'échelle doit être au moins de 400 litres. Tous les barrages construits sur les rivières ou ruisseaux qui n'ont pas à l'étiage un débit de beaucoup supérieur à 400 litres ne doivent pas non plus être munis d'échelles, et cela quelle que soit leur hauteur, car le remède serait pire, que le mal, attendu que le poisson ne passerait pas par l'échelle insuffisamment alimentée, que néanmoins l'eau se perdrait d'une manière persistante par cet orifice, et que par suite l'usinier ou l'agriculteur propriétaire du barrage serait conduit à ne lever ses vannes de décharge qu'à des intervalles très éloignés.

Enfin le nombre des rivières en France, qui sont susceptibles d'être fréquentées par le saumon et l'alose, est assez restreint.

3° Il n'y a pas à changer les grandes lignes de notre législation, en ce qui concerne l'établissement des échelles ; la loi de 1865 donne à l'État la possibilité de construire ces échelles partout où elles sont utiles.

Ce qu'il conviendrait peut-être de faire, ce serait, à l'avenir, de prescrire dans les arrêtés préfectoraux réglementant les barrages, que les vannes d'évacuation des ouvrages ayant plus de 1m50 de hauteur devront être ouvertes pendant trente heures par semaine, consécutives ou non.

Encore cette mesure ne devrait-elle s'appliquer que sur certaines rivières susceptibles d'être fréquentées par les espèces migratrices utiles. Ce qu'il conviendrait peut-être également de prescrire dans cet arrêté, ce serait l'établissement de grillages métalliques à l'entrée des canaux amenant l'eau à l'usine.

Afin de permettre à l'Administration de se rendre compte de l'application qui a été faite des dispositions contenues à l'article premier de la loi du 31 mai 1865, la Commission a exprimé le vœu qu'il soit procédé dans chaque département, par les soins des agents des Ministères de l'agriculture et des travaux publics, à une enquête dont le but serait d'établir d'une façon aussi précise que possible : 
1° Quels sont les cours d'eau où pénètrent les espèces de poissons migrateurs ?
2° Quel est le nombre de barrages construits sur ces cours d'eau ?
3° Quels sont ceux où des échelles à poissons sont déjà établies ?
4° Quels sont ceux qui en sont dépourvus, et où il serait utile d'en construire d'après les principes ci-dessus exposés ?

Commentaires
Le "dépeuplement des eaux" est un spectre constant pour les gestionnaires de rivières, et un trope du débat public pour certains acteurs engagés. Ce souci motive déjà des ordonnances royales sous l'Ancien Régime, puis diverses lois après la Révolution française. La grande coupable historiquement désignée est la pêche (dont le braconnage), à une époque où cette activité vivrière était très pratiquée en eaux douces, par des méthodes permettant des prises nombreuses (filets, nasses, etc.). Viennent ensuite les pollutions, souci ancien dans les villes mais prenant une nouvelle dimension avec la révolution industrielle. Le développement des forces hydrauliques, qui sont la première source d'énergie en France jusqu'à la guerre de 1914, ajoute le problème de la circulation des poissons migrateurs.

Si l'administration du XIXe siècle se préoccupe de la question piscicole à la lumière des premiers travaux de l'ichtyologie scientifique, et donc d'une certaine forme d'écologie, le prisme reste avant tout économique. D'une part, et comme le montre cet extrait, on s'inquiète de l'impact des échelles à poissons sur l'activité agricole et industrielle. D'autre part, les poissons migrateurs eux-mêmes sont valorisés quand ils sont "utiles", c'est-à-dire destinés à la consommation humaine. Une notion comme la valeur intrinsèque du fonctionnement naturel d'une rivière est évidemment absente au XIXe siècle… et à dire vrai cette notion est toujours loin de faire consensus de nos jours, la valeur de la biodiversité ou d'un écosystème étant plus souvent rabattue sur les services rendus aux sociétés, ou limitée à des sites à forte valeur paysagère, patrimonialisés à fin récréative.

La loi de 1865 (qui avait été précédée par une circulaire de 1851) aura du mal à se mettre en oeuvre, malgré divers arrêtés d'application dans les années 1900 et 1920. Alors que la pêche vivrière disparaît progressivement et que de nombreux grands barrages émergent au XXe siècle, le plus souvent sous impulsion publique, la pêche de loisir (ou pêche sportive) prend le relais de l'activisme en faveur de la circulation piscicole. La dimension économique est résiduelle, c'est le "souci de la nature" qui est désormais davantage mis en avant, ainsi que la valorisation halieutique de certaines pêches (salmonidés). En 1980 sont créées des "rivières réservées" où la construction de nouveaux ouvrages hydro-électriques est interdite. En 1984 est introduite une obligation d'efficacité et d'entretien des passes à poissons, avec construction dans les 5 ans sur les rivières où est pris un arrêté préfectoral "espèces" (disposition devenue l'article 432-6 CE). La loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 finit par créer l'actuel article L214-17 CE et la loi Grenelle 2009 instaure les trames verte et bleue.

Dans la version la plus récente de cette trajectoire biséculaire de libre écoulement, baptisée "continuité écologique", le discours de l'aménagement des ouvrages hydrauliques s'est élargi dans ses attendus. Si le poisson grand migrateur reste l'objectif symbole mis en avant (car il a un besoin réel dans son cycle de vie, mais aussi car c'est le seul capable de parler à un public large), d'autres espèces d'eaux douces sont intégrées dans les préoccupations de libre circulation. La notion nouvelle de transit sédimentaire est aussi intégrée dans la loi, ainsi qu'une volonté de restaurer à petite échelle des micro-habitats jugés préférables pour la biodiversité (dans la pratique du gestionnaire, la loi ne l'exigeant pas). A l'obligation traditionnelle d'aménagement des seuils et barrages s'est ajoutée l'option d'effacement pur et simple de l'obstacle à l'écoulement, à l'inspiration de certaines pratiques nord-américaines et en vertu d'une disparition de l'usage économique ancien des ouvrages.

Ces évolutions ne changent cependant pas les fondamentaux que l'on observe depuis le XIXe siècle : le cours d'eau aménagé est le cadre de vie des riverains, pour le travail de certains et l'agrément des autres, son évolution sous forme de prescriptions publiques représente une charge économique et sociale en face de laquelle on attend des justifications. Les bénéfices sont-ils à hauteur des coûts? Le souci diffus de l'environnement va-t-il jusqu'à une volonté citoyenne partagée de restaurer la "naturalité" des rivières au détriment de certains de ses usages et de certaines de ses représentations? En 2016 comme en 1899, le doute est permis.

Source : Revue des eaux et forêts (dir. S. Frézard) (1899), Echelles à poissons, 197-199.

Illustration : une échelle à poissons. Les doutes sur l'efficacité de ces dispositifs viennent en partie des problèmes constructifs des premiers modèles : courant trop fort, lame d'eau trop faible, chutes intermédiaires trop hautes, manque de fosse d'appel, distance en nage de pointe trop importante, etc. Le choix des dispositifs de franchissement s'est élargi au fil du temps, l'étude de leur efficacité et la recherche de leur amélioration restant un champ actif, avec de nouveaux moyens d'observer le comportement des poissons (voir par exempleBenitez 2015 ; et cet article sur l'efficacité des passes).

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