07/01/2017

Seuils et barrages aident-ils à préserver la diversité génétique des truites?

Une étude génétique sur les truites du département de la Loire, menée par des fédérations de pêche associées à l'INRA, montre que les salmonidés de souche méditerranéenne n'y subsistent qu'en de rares poches autour du massif du Pilat. Cette lignée ancestrale a été surtout altérée par un siècle d'alevinage de souches atlantiques récentes, issues d'élevage à fin halieutique. Quand on observe les deux principaux bassins où subsistent les souches méditerranéennes, on constate la présence de nombreux seuils et barrages. Ces ouvrages ont sans doute limité les mélanges entre souches endémiques et souches déversées. La fragmentation aurait-elle certaines vertus pour la biodiversité? En tout cas, le constat ne plaide pas pour une suppression sans discernement des obstacles. Ce que le rapport des fédérations de pêche ne peut hélas s'empêcher de préconiser pour certains cours d'eau du département, même quand il existe une bonne préservation locale des truites en présence des ouvrages.



En Europe, il existe cinq souches de truites, que l'on nomme des "lignées évolutives significatives" (ESU, evolutionary significant unit): atlantique, adriatique,  marmoratus (sous-espèce adriatique), danubienne et méditerranéenne. En France, la truite relève de bassins hydrographiques méditerranéen (lignée MED) ou atlantique (lignée ATL). Dans le détail, on distingue 4 groupes au sein des deux grandes lignées évolutives présentes dans notre pays : les truites corses et méditerranéennes, de la lignée MED, les truites atlantiques ancestrales et modernes (baltiques), de la lignée ATL. La forme atlantique baltique, issue de mutations génétiques lors de la dernière glaciation, est celle qui tend à dominer, en raison notamment de plus d'un siècle d'élevage en pisciculture et déversement dans les rivières par les instances de gestion piscicole. Les formes ancestrales MED et ATL avaient divergé voici 0,5 à 2 millions d'années, mais elles tendent donc aujourd'hui à s'uniformiser.

Des truites méditerranéennes réduites à quelques poches préservées autour du Pilat
Un projet commun a vu le jour au début des années 2010 entre 8 fédérations de pêche FDPPMA et deux laboratoires de l’INRA (laboratoire de génétique des poissons à Jouy-en-Josas et le centre alpin de recherche sur les réseaux trophiques et écosystème limnique à Thonon). Les scientifiques référents en sont René Guyomard (INRA Jouy-en-Josas) et Arnaud Caudron (INRA Thonon). L’ensemble du projet a été porté par l’Association pour la recherche collaborative ARC Pêche et Biodiversité, créée en mars 2012 sous l’impulsion de l’INRA. Un réseau d’échantillonnage d’environ 700 secteurs de cours d’eau a été mis en place sur le réseau hydrographique de 8 départements limitrophes, permettant de cartographier assez finement le versant atlantique et méditerranéen des hydro-écorégions Massif central et Alpes du Nord.

Dans le département de la Loire, la truite commune (Salmo trutta) de souche MED est encore présente sur les bassins versants du sud-est, autour du Pilat (Gier, Déôme-Cance, affluents rhodaniens). Le rapport venant de paraître donne les résultats détaillés des pêches et des analyse génétiques. Le génotype de chaque individu pêché a été caractérisé par un indice d’hybridation compris entre 0 et 12 correspondant au nombre total d’allèles atlantiques observés sur six marqueurs connu pour leur variabilité.

La principale conclusion est que la souche MED (la plus intéressante au plan de la diversité génétique, puisque la souche ATL domine les empoissonnements) n'existe plus à un niveau élevé de conservation que sur deux bassins du département de la Loire : le Gier amont, la Déôme aval (Déôme, Riotel, Ternay, Argental).

Quelques observations sur la portée de ce projet
L'objectif est d'améliorer les pratiques piscicoles, notamment de parvenir à la gestion patrimoniale (sans déversement d'élevage, avec faible prélèvement de pêche) sur les bassins où la truite est encore densément présente, ainsi que de définir des zones de conservation prioritaire là où les truites montrent une certaine diversité génétique.

Cet objectif, louable en soi, ne doit pas faire oublier que la truite commune est une espèce non menacée aujourd'hui, ce qui n'est pas le cas de quelques dizaines d'autres espèces pisciaires en Europe. Il existe déjà les projets GENESALM et GENETRUTTA ayant pour objectif de décrire la diversité génétique de la truite commune sur l’ensemble du territoire national. On peut donc s'interroger sur la priorisation des actions concernant la biodiversité, en observant à nouveau la tendance à confondre enjeu halieutique et enjeu écologique. Ce point devra être soulevé si la Fédération des pêcheurs de la Loire entend promouvoir des mesures qui ne concernent pas seulement le monde de la pêche, mais aussi d'autres parties prenantes de la rivière.


Exemple de caractérisation "à dire d'experts" des impacts. Ces informations trop vagues ne permettent pas de corréler les données biologiques (précises) avec les données d'impact pour identifier des facteurs influençant la qualité locale des populations de truite.

La caractérisation des populations de truite (génétique, scalimétrie, structure d'âge, densité selon un référentiel local) paraît rigoureuse dans le rapport, l'analyse génétique en particulier ayant été réalisée par une post-doctorante de l'Inra. En revanche, le rapport mêle ces données quantifiées avec des évaluations à dire d'experts sur chaque bassin versant (qualité physico-chimique, continuité, thermie, morphologie, débit, autres influences anthropiques, exemple ci-dessus). Ce mélange des genres n'est pas souhaitable. La disposition de données biologiques de bonne qualité sur un réseau assez dense appelle à un couplage avec d'autres mesures de même qualité pour essayer de discriminer scientifiquement les impacts sur les populations de truite et leur structure génétique. Il est dommage que ce travail ne soit pas fait [Edit 9 janvier 2017 : la Fédé de pêche 42 nous signale que ces mesures sont faites, mais non publiées dans le rapport, voir précision en commentaire de cet article] .

Appels (comme toujours) précipités à des dérasements d'ouvrages... malgré la bonne qualité des populations!
La nécessité d'une analyse plus rigoureuse des impacts paraît d'autant plus évidente que le rapport se permet déjà quelques préconisations dans ses synthèses. En voici un exemple :
"L’Isable est un cours d’eau de bonne qualité physico-chimique, cloisonné par de nombreux ouvrages infranchissables et d’une extrême sensibilité à l’étiage avec des phases d’assecs par tronçons de plus en plus récurrentes. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le niveau salmonicole sur la partie amont est encore bon. Des zones refuges existent (poches d’eau ne s’asséchant pas en été dans un relatif confort thermique et physico-chimique) et permettent la recolonisation des truites après les épisodes d’assecs connus (2003, 2005, 2009, 2015). Il apparait important de mener un programme ambitieux de décloisonnement du cours d’eau par dérasement de vieux ouvrages hydrauliques sans usage et aménagement de ceux possédant encore une fonction hydraulique."
On voit le problème : une population de truite est encore en bon état malgré un cloisonnement par des ouvrages anciens ; on qualifie le résultat de "paradoxal" sans chercher davantage d'explications et on appelle à un programme ambitieux de "dérasement".

Ce genre de dérapage, dont certains milieux de la pêche (en particulier la minorité des pêcheurs de salmonidés) sont familiers, n'est plus acceptable aujourd'hui. Effacer le patrimoine ancien est une préconisation radicale qui sème la discorde et ignore certaines dimensions d'intérêt de la rivière. Et, quand elle est assise sur des résultats contre-intuitifs de populations bien conservées, cette orientation sème aussi le doute sur le bien-fondé des politiques de continuité. Si le constat d'une population altérée comme celui d'une population conservée mènent à la conclusion identique d'une nécessité d'effacer les ouvrages, on est davantage dans le dogme qu'autre chose...

Discontinuités longitudinales : sont-elles si mauvaises pour la truite? Il semble que non...
Ce problème est encore plus manifeste quand on expose (ce que n'ont pas fait les auteurs du rapport) le niveau de fractionnement des bassins ayant réussi à préserver des souches MED peu introgressées.

Voici les zones de conservation proposée du Gier amont (image du haut) et leurs obstacles à l'écoulement (image du bas, point rouge = seuil, point orange = barrage, ROE Onema).


Voici les zones de conservation proposée de la Déôme (image du haut) et leurs obstacles à l'écoulement (image du bas, point rouge = seuil, point orange = barrage, ROE Onema).



Le message est assez limpide : non seulement la présence d'un grand nombre de seuils (et de deux barrages pour le bassin du Gier) n'a pas empêché la préservation de la truite méditerranéenne, mais il y a de bonnes chances que la fragmentation (l'isolement conséquent) y ait quelque peu contribué en limitant la communication avec des zones où la truite atlantique d'élevage domine (cas par exemple de l'ensemble du Gier aval).

Faut-il chercher à préserver des souches "pures" de truites communes? Ce combat n'est sans doute pas prioritaire pour la biodiversité et la qualité des rivières, qui ne résument pas à des espèces de portée symbolique ou d'intérêt halieutique. Les moyens sont déjà rares face à des besoins conséquents dans le domaine de l'eau, il est douteux qu'un travail d'extrême précision sur des sous-populations de salmonidés appelle des investissements disproportionnés. Mais pour ceux qui endossent cet objectif, une réflexion plus approfondie sur la fragmentation des cours d'eau est certainement nécessaire. Sur des bassins massivement modifiés dans leur peuplement, il paraît difficile de promouvoir à la fois la libre circulation maximale des poissons et la préservation de quelques souches endémiques très localisées.

Pour conclure, rappelons les ambiguïtés de la pêche, qui se présente en France à la fois comme une prédation et une protection du patrimoine piscicole. Un bon moyen de protéger des espèces consiste à ne pas prélever leurs géniteurs dans les rivières et ne pas introduire des compétiteurs ou des pathogènes. Ou alors on doit accepter que l'homme modifie les trajectoires biotiques et produit une biodiversité hybride – ce qui correspond assez massivement à la réalité des cours d'eau français et européens.

Référence : Fédération de pêche FDAPPMA 42 (2016), Identification de la diversité génétique et programme de sauvegarde des populations de truites du département de la Loire.  Intégrant le Projet commun interfédéral (départements :03, 38, 42, 43, 63, 69, 73, 74) de recherche collaborative pour mieux localiser, identifier et gérer la diversité génétique chez la truite commune (Salmo trutta) à des échelles spatiales cohérentes (2012-2015). Lien d'accès (pdf).

Illustrations : en haut, Salmo trutta fario, domaine public ; autres, extraites du rapport cité ci-dessus, droit de courte citation.

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