07/02/2017

La continuité écologique en temps de post-vérité et faits alternatifs…

La prise de parole de scientifiques exprimant des doutes et des critiques sur la qualité de mise en oeuvre de la réforme de continuité écologique (Assemblée nationale, 23 novembre 2016) a suscité un petit séisme dans le milieu fermé des administrations et gestionnaires de rivières comme des lobbies satellites vivant pour beaucoup de leurs subventions. Dernière réplique en date, un libelle anonyme (pdf), proposé à la signature des représentants dudit milieu, tire un bilan glorieux de la restauration physique de rivière et prétend pointer des contradictions chez les chercheurs. Cela sans fait, ni chiffre ni référence scientifique, et en contradiction avec de nombreux travaux montrant au contraire que la restauration écologique souffre d'une difficulté à prédire ses résultats et justifier ses coûts. S'y ajoutent une falsification généralisée sur la manière dont la continuité a été portée et un déni persistant des problèmes dont les témoignages abondent pourtant. Bienvenue dans la post-vérité où quelques bonnes intentions environnementalistes semblent faire office de preuve et où les enjeux de pouvoir se dissimulent sous la rhétorique de la vertu outragée…



"Ces actions sont conduites en concertation avec tous les acteurs concernés par les rivières de leur territoire, y compris les propriétaires riverains. C’est le fondement même de la politique de l’eau de notre pays : la gestion concertée. (…) Non, l’idée de solutions imposées de force aux propriétaires riverains n’est pas représentative de nos actions : c’est une vision aux antipodes de la réalité de terrain. La loi protège en effet, à juste titre, la propriété privée. Les actions ne peuvent se faire qu’en co-construction et avec l’accord des propriétaires riverains."

Cette négation des antagonismes est un classique du pouvoir, qui a pour effet tout aussi classique de les renforcer. Outre notre expérience associative et quelques dizaines de témoignages directs rassemblés sur ce site, il ne se passe pas une semaine sans que la presse régionale ne rapporte une mise en oeuvre conflictuelle ou problématique de la continuité (exemples des 15 derniers jours à CarnacLamballeGenayRauville-la-PlaceSaint-Sauveur-le-Vicomte…). Les propriétaires ou riverains d'un ouvrage savent très bien comment se sont comportés vis-à-vis d'eux, à partir du PARCE 2009, les Agences de l'eau, DDT-M, Onema, syndicats et parcs: incitation quasi-exclusive à l'effacement, exigence de sommes exorbitantes pour les aménagements non destructeurs, discours négatif et méprisant sur les "ouvrages inutiles", menace non voilée sur des mises en demeure à venir, chantage à la subvention (pour détruire) qui n'existera plus l'année suivante, etc.

Mais puisque ses tenants affirment que la continuité écologique se déroule sans problème majeur et qu'elle est même bien accueillie, allons au bout de leur logique et rendons-là optionnelle. Cela ne changera rien à son très bon accueil supposé, cela résoudra directement et sans complication les "quelques" cas problématiques, cela permettra de faire de la continuité longitudinale sur toutes les rivières, et non pas sur certaines seulement classées à cette fin. Au bout d'une ou deux décennies de cette continuité optionnelle, on observera les avancées et les moyens de régler les éventuels problèmes persistants (mais qui devraient être mineurs, vu le supposé plébiscite de la pelleteuse écologique au bord des rivières françaises).

"Les ouvrages représentant un patrimoine bâti, tels que les moulins, sont largement minoritaires et leur aspect patrimonial est pris en compte dans les projets. Afin d’intégrer efficacement l’ensemble de ces enjeux, il existe des sources de financements complémentaires, notamment auprès des Régions, des Départements, des fondations de préservation du patrimoine."

Le caractère "minoritaire" des moulins se chiffre. A ce qu'il semble, le ministère n'est pas capable de donner une référence claire à ce sujet. Sur les rivières classées au titre de la continuité écologique que nous étudions, les moulins représentent au contraire la majorité des ouvrages barrant le lit mineur. Par ailleurs, l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages hydrauliques est porté aussi bien par des représentants des riverains, des étangs, des forestiers, des agriculteurs, des défenseurs du petit patrimoine rural (qui ne se limite pas au moulin dans le cas hydraulique). La continuité écologique remet en cause des paysages et des usages, pas seulement des moulins.

Nous avons hâte de voir si les quelques dizaines d'EPCI / EPAGE / EPTB dont nous avons examiné les pratiques et les travaux d'études vont signer ce texte. Et nous ne manquerons pas d'analyser les publications des autres. Car la prise en compte du patrimoine dans leur démarche, c'est proche du néant dans l'immense majorité des cas, tant au plan du diagnostic initial des bassins que dans la mobilisation d'experts ou d'associations sur chaque chantier. Les ingénieurs et techniciens des syndicats, des agences publiques, des bureaux d'études qui sont mobilisés sur ces chantiers ont presque tous des formations en écologie, pas en histoire, en archéologie ni en sociologie, et ils ne montrent à peu près aucune empathie pour l'approche historique de la rivière, dont ils vantent au contraire le plus souvent une "naturalité" atemporelle et fantasmatique.

Quant au fléchage des "financements complémentaires", il serait quant à lui très utile: nous n'avions pas observé que les départements ou régions proposent des financements à hauteur des coûts exorbitants d'aménagements non destructifs d'ouvrages hydrauliques.



"La compréhension des écosystèmes aquatiques a évolué fortement et très rapidement lors de ces dernières années. "

Les rédacteurs de ce pamphlet seraient-ils disposés à nous en dire plus sur ces fortes et rapides évolutions de notre compréhension des écosystèmes? A quels travaux de recherche est-il précisément fait allusion? Des publications qui sont des game changers dans un domaine de connaissance ne passent pas inaperçues… et nous n'avons rien lu de tel dans notre veille. S'il est une tendance observable chez la communauté scientifique des écologues, c'est plutôt la reconnaissance de la complexité des écosystèmes aquatiques et de la difficulté de prédire leur trajectoire dans une logique de restauration. Ainsi que l'observation du caractère très dynamique des socio-écosystèmes et de l'effet de long terme des altérations humaines de milieu, rendant peu crédible l'attente d'une réversibilité vers un état de référence passé.

"Ces acquis sont pourtant compris, partagés et éprouvés par l’immense majorité des acteurs en charge de la gestion des rivières, qui bénéficient désormais de multiples retours d’expérience positifs en matière de restauration physique et de continuité écologique."

Tant mieux pour les "acteurs", visiblement ravis d'eux-mêmes. Le problème, c'est que les chercheurs en écologie de la restauration disent plutôt le contraire. C'est même devenu un lieu commun de la littérature scientifique sur la restauration physique depuis 10 ans: trop peu de travaux font l'objet d'un suivi, trop peu de suivis sont rigoureux, et au final, quand on a des données rigoureuses de long terme, les résultats écologiques sont ambivalents (parfois c'est bien, parfois non, assez peu de prédictibilité). En voici quelques exemples (le dernier, Morandi 2014, concerne spécifiquement la France) dont le contenu est aux antipodes de l'autosatisfaction sans preuve affichée par les auteurs du libelle :

"La restauration et la conservation écologiques sont affligées par un paradoxe prenant une importance croissante : des cibles étroitement définies de conservation ou de restauration, conçues pour garantir des succès, mènent souvent à des efforts mal dirigés et même à des échecs complets (…) La connaissance scientifique accumulée de la biologie des espèces, des processus écosystémiques et de l'histoire environnementale indique que le monde est plus complexe que nos préconisations en gestion ou politique de conservation l'assument. Le déséquilibre entre réalité et politique conduit à des ressources gâchées, des efforts mal orientés et des échecs potentiels pour conserver et restaurer la nature, et ceux-ci deviendront de plus en plus prévalents avec le changement climatique"Hiers et al 2016

"Les réponses des communautés invertébrées benthiques à la restauration sont hautement variables. En dépit d'un turnover considérable des espèces et d'une richesse taxonomique augmentée, ni les mesures de diversité ni l'abondance des taxons n'ont répondu significativement (…) nos résultats sont consistants avec ceux d'autres études qui ont trouvé une réponse très variable des invertébrés benthiques à la restauration hydromorphologique, mais sans direction du changement, ni d'amélioration dans les résultats évalués en dépit d'une qualité hydromorphologique clairement meilleure (Bernhardt et Palmer 2011; Haase et al 2013; Palmer et al 2010)". Leps et al 2016

"Même si une prise en compte plus large des processus de la rivière et de la restauration au-delà du corridor fluvial s’est installée, la communauté scientifique a souligné deux thèmes persistants dans la restauration de rivière : le suivi limité des projets pour déterminer objectivement et quantitativement si les buts de la restauration sont atteints (par exemple, Bernhardt et al, 2005) et la proportion élevée de projets de restauration qui ne parviennent pas à des améliorations significatives des fonctions de la rivière telles que les reflètent des critères comme la qualité de l’eau ou les communautés biologiques (Lepori et al 2005, Bernhardt et Palmer 2011, Violon et al 2011, Palmer et Hondula 2014). Nous pouvons ajouter à cela le troisième défi consistant à mieux intégrer la communauté non scientifique dans la planification et l’implémentation de la  restauration de rivière (Eden et al 2000, Pfadenhauer 2001; Wade et al 2002, Eden et Tunstall 2006, Eden et Bear 2011). L’échec apparemment très répandu de beaucoup d’approches de restauration souligne le besoin de comprendre pourquoi une proportion substantielle des projets de restauration n’atteignent pas leurs objectifs et comment la communauté scientifique peut contribuer à rendre cette restauration plus efficace"Wohl et al 2015

"Bien que les projets de restauration soient désormais plus fréquents qu'avant, il y a toujours un manque d'évaluation et de retour d'expérience (…) Cette étude met en lumière la difficulté d'évaluer la restauration de rivière, et en particulier de savoir si un projet de restauration est un échec ou un succès. Même quand le programme de surveillance est robuste, la définition d'un succès de restauration est discutable compte tenu des divers critères d'évaluation associés à une diversité de conclusions sur cette évaluation (…) il y a non seulement une incertitude sur les réponses écologiques prédites, mais aussi dans les valeurs que l'on devrait donner à ces réponses (…) La notion de valeur est ici entendue dans son sens général, et elle inclut des dimensions économique, esthétique affective et morale. (…) L'association entre la médiocre qualité de la stratégie d'évaluation et la mise en avant d'un succès souligne le fait que dans la plupart des projets, l'évaluation n'est pas fondée sur des critères scientifiques. Les choix des métriques est davantage relié à l'autorité politique en charge de l'évaluation qu'aux caractéristiques de la rivière ou des mesures de restauration. Dans beaucoup de cas, la surveillance est utilisée comme une couverture scientifique pour légitimer une évaluation plus subjective, qui consiste alors davantage à attribuer une valeur aux mesures qu'à évaluer objectivement les résultats eux-mêmes de ces mesures." Morandi et al 2014

On peut lire par ailleurs une synthèse d'une vingtaine de travaux dont la plupart 2010-2015
 et une critique des recueils d'expérience de l'Onema dont quasiment aucun n'obéit à des protocoles scientifiques sérieux de contrôle et objectivation des gains (tels que posés par Palmer 2005, repris par exemple par Lamouroux 2015 pour évaluer le chantier – sérieux et ambitieux, lui, mais aussi coûteux – de restauration du Rhône).



"Les têtes de bassin sont en effet des zones refuges qui revêtent une importance capitale pour le fonctionnement de nos écosystèmes aquatiques, dont l’accès devient de plus en plus nécessaire et stratégique dans le cadre des possibilités d’adaptation de la faune aquatique au changement climatique."

Il serait utile d'en savoir plus. On a désormais bien compris qu'un certain lobby pêcheur est prêt à tout pour garder ses truites, y compris détruire tous les moulins et étangs des vallées, mais en biodiversité réelle et pas seulement en loisir halieutique sur quelques assemblages de poissons, où sont les travaux d'évaluations chiffrées? Quels sont par exemple les protocoles d'inventaire faune-flore-fonge au long cours pour comprendre l'impact sur le vivant des étangs ou des systèmes biefs-retenues en tête de bassin? Ou les protocoles d'analyse chimique / physico-chimique de leurs effets quand il y a de l'activité agricole dans cette tête de bassin? Ou les modèles hydrologiques couplés aux modèles climatiques permettant de prédire les zones à fort enjeu d'adaptation d'ici 2050/2100, mais aussi de déduire une analyse coût-bénéfice orientant l'action selon la probabilité de succès sur des espèces cibles? S'entendre reprocher qu'on est "bien loin d’un argumentaire scientifique" (dans une réunion où le chercheur a dix minutes pour s'exprimer face à des non-spécialistes) quand on a lu des dizaines, des centaines de rapports, présentations, études qui prétendent aboutir à des orientations fermes d'action sur des bases empiriques et analytiques incroyablement parcellaires, sans aucune réflexion sur leurs propres incertitudes de construction et limites de compréhension, cela fait quand même sourire.

"Nous sommes par essence ouverts au débat et à la discussion, dans des lieux où la parole contradictoire est, et sera toujours la bienvenue."

C'est bien le moins d'accepter le débat quand on porte une réforme ayant réussi la triste prouesse de rendre l'écologie des rivières incroyablement impopulaire en quelques années. Mais a-t-on observé cette volonté de débat depuis 15 ans? La continuité écologique a-t-elle été préparée et décidée sur la base d'échanges contradictoires avec l'ensemble des parties prenantes et la publication d'expertises scientifiques collectives et pluridisciplinaires? La réponse est hélas négative.


Conclusion : la réforme de continuité écologique, plus largement la restauration des bassins versants, est une politique publique à bien des égards nécessaire, mais condamnée à produire du conflit si elle n'est pas capable de reconnaître les limites et échecs de la décennie écoulée. Malgré ses défauts de construction, le récent guide Eau et connaissance de l'Agence de l'eau RMC a commencé une (très timide) reconnaissance du caractère imparfait de l'action en rivière. Ce guide préconise des travaux préliminaires de préparation et justification des chantiers, notamment (pp. 263-264)
  • diagnostic du fonctionnement physique et écologique de la rivière aux échelles spatiales cohérentes en fonction des pressions (échelle bassin versant, tronçon, micro-habitats...),
  • analyse prospective (évolution future potentielle),
  • comparaison de scénarios dont les effets sont bien documentés,
  • analyse des facteurs limitant les améliorations souhaitées (pressions multiples, potentiel de recolonisation, échelle d’action, qualité de l’eau, quantité d’eau...),
  • discussion de la pertinence sociale et territoriale dès le début du projet en concertation avec les acteurs afin de construire sa légitimité et faciliter les négociations bilatérales entre filières qui peuvent avoir lieu par la suite pour rendre le projet opérationnel,
  • définition des objectifs de projet et des objectifs de suivi et d’évaluation clairs, avec des indicateurs de suivi précis.
A ces exigences préparatoires (si peu respectées par les gestionnaires de rivière aujourd'hui) s'ajoute la nécessité d'un débat démocratique de fond, où le si vanté "dialogue environnemental" ne dégénère pas en monologue dogmatique ni en catalogue flou: quelles rivières voulons-nous vraiment? La doxa actuellement dominante de la "renaturation" reflète-t-elle les attentes réelles des citoyens sur l'environnement, le paysage, le patrimoine, les usages, les loisirs? A quelle "nature" nous référons-nous au juste quand nous désirons sa protection, sa conservation, sa contemplation? A quelle "biodiversité" s'adresse-t-on, celle du passé ou celle du présent, celle qui pré-existait à l'homme ou celle que les activités humaines ont modifié, parfois pour l'amoindrir, mais parfois aussi pour l'enrichir? Aucun de ces débats n'a accompagné la réforme de continuité écologique, conçue de manière opaque et imposée de manière autoritaire. On récolte ce que l'on sème...

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