30/04/2018

L'hydro-électricité très chère parmi les renouvelables? Ce n'est pas l'avis de la Cour des Comptes

Le lobby français des casseurs d'ouvrages hydrauliques prétend régulièrement que l'hydro-électricité serait une source d'énergie "désuète" et surtout "coûteuse". On a encore entendu récemment cet argument chez les pêcheurs de l'Huisne. En réalité, l'hydro-électricité reste la première des sources électriques renouvelables, en France comme dans le monde. La Cour des comptes vient de publier un rapport sur le soutien au secteur de l'énergie en France. La haute juridiction financière pointe le coût excessif à ses yeux de l'éolien et du solaire, dont les contrats déjà signés (avant 2011) représenteront d'ici 2030 un coût cumulé de 78 milliards d'euros, pour 2,7% de la production électrique. Les tableaux de synthèse font apparaître que la petite hydro-électricité n'est pas la plus coûteuse des sources d'énergie renouvelables, d'autant que ces prix estimés n'intègrent pas la prise en charge de l'intermittence. On a fait beaucoup de mal à la transition bas-carbone en laissant penser au public qu'elle serait accessible à faible investissement et prix inférieur au fossile, ce qui produit des déceptions et des démotivations devant la réalité. Evitons donc ces illusions et, surtout, évitons l'absurdité de détruire un potentiel hydraulique déjà en place et capable de produire, comme par exemple sur la Sélune




Extrait de la synthèse de la Cour des Comptes

"Le déploiement des énergies renouvelables observé au cours de la dernière décennie est significatif : leur volume dans le mix français a progressivement augmenté, passant de 9,2 % dans la consommation finale d’énergie en 2005 à 15,7 % fin 2016. Toutefois, malgré les efforts entrepris, la Cour constate, comme en 2013, un décalage persistant au regard des objectifs affichés. Elle note également que, faute d’avoir établi une stratégie claire et des dispositifs de soutien stables et cohérents, le tissu industriel français a peu profité du développement des EnR.

Ce bilan industriel décevant doit être mis en regard des moyens considérables qui sont consacrés au développement des énergies renouvelables, en particulier aux EnR électriques.

La politique de soutien aux EnR s’articule principalement autour de deux leviers, celui des subventions et des avantages fiscaux, et celui de la taxation des énergies fossiles. Les EnR électriques bénéficient de subventions d’exploitation au travers d’obligations d’achat et de mécanismes de compensation, les EnR thermiques bénéficient de subventions d’investissement par le biais du fonds chaleur et les dispositifs fiscaux, le crédit d’impôt pour la transition énergétique (CITE) notamment, bénéficient aux particuliers pour l’achat d’équipements destinés à utiliser des EnR pour la production de chaleur ou de froid. (…)

En France, la somme des dépenses publiques de soutien aux EnR est estimée pour 2016 à 5,3 Md€. Cette mobilisation financière va connaître une progression forte : si la France réalise la trajectoire qu’elle s’est fixée, les dépenses relatives aux EnR électriques pourraient ainsi atteindre 7,5 Md€ en 2023.Les EnR électriques bénéficient de l’essentiel de ces dépenses publiques avec, en 2016, 4,4 Md€ contre 567 M€ pour les EnR thermiques.

Les soutiens octroyés par l’État se sont aussi avérés disproportionnés par rapport à la contribution de certaines filières aux objectifs de développement des EnR : pour le photovoltaïque par exemple, les garanties accordées avant 2011 représenteront 2 Md€ par an jusqu’en 2030 (soit 38,4 Md€ en cumulé) pour un volume de production équivalent à 0,7 % du mix électrique.

Malgré des ajustements positifs intervenus dans l’architecture des dispositifs de soutien, cette disproportion entre charges financières et volumes de production est amenée à se poursuivre dans certaines filières. Ainsi, la pleine réalisation des appels d’offres de 2011 et 2013 sur l’éolien offshore coûterait aux finances publiques 2 Md€ par an pendant 20 ans (soit 40,7 Md€ en cumulé) pour un volume équivalent à 2 % de la production électrique."

Tableau de synthèse sur le prix des énergies renouvelables


On constate que le prix moyen de la petite hydro-électricité reste inférieur aux petites installations solaires, comme à l'éolien en mer.

Tableau des dépenses R&D des plans investissements d'avenir

On constate que l'hydraulique a été le poste le moins bien pourvu en recherche.

Conclusion : l'hydro-électricité n'est pas particulièrement coûteuse dans le mix électrique français, d'autant que ces estimations n'intègrent pas tous les sites qui autoproduisent leur consommation sans rien coûter au contribuable. Si la France doit réellement réduire de moitié la part du nucléaire dans son mix électrique, comme l'ont voté les parlementaires, il est douteux que l'on puisse se permettre d'écarter des sources d'énergie. L'hydro-électricité pourrait avoir des tarifs de rachat inférieurs si la remise en service des moulins et usines bénéficiait d'un traitement simplifié, au lieu des exigences souvent disproportionnées accompagnant les instructions administratives. Quant à l'objectif de certains "aménageurs" de rivière - faire venir des pelleteuses pour détruire des ouvrages hydrauliques qui seraient capables de produire localement -, il a peu de chances d'améliorer le bilan carbone de notre pays. Au demeurant, l'estimation carbone de cette politique de continuité dite "écologique" n'a jamais été réalisée. Ce qui ne surprend pas au vu de sa conception hors-sol par une bureaucratie halieutique isolée...

Référence : Cour des Comptes (2018), Le soutien aux énergies renouvelables.
Communication à la commission des finances du Sénat, 117 p.

Participez à la consultation sur la programmation pluri-annuelle de l'énergie (PPE)
La France décidera à la fin de l'année 2018 de sa planification énergétique. Le public peut s'exprimer, soit en répondant au questionnaire, soit en déposant un avis sur le forum.  Nous invitons nos lecteurs à le faire, ainsi que toutes les associations qui promeuvent la restauration et la relance énergétique du patrimoine hydraulique.

29/04/2018

La grande forge de Buffon fête ses 250 ans

La forge de Buffon est un joyau du patrimoine industriel et hydraulique bourguignon. Le 4 mai prochain à 18:00 s'ouvriront les célébrations de son 250e anniversaire, avec la participation de l'association Hydrauxois.


25/04/2018

Des rivières naturelles aux rivières anthropisées en Europe: poids de l'histoire et choix des possibles pour l'avenir (Brown et al 2018)

Dix chercheurs viennent de publier une synthèse sur l'évolution des rivières européennes de plaine depuis six millénaires. Ils soulignent l'ancienneté de leur modification structurale et fonctionnelle par l'homme. Les styles fluviaux actuels n'ont rien à voir avec ceux de jadis. Certaines hypothèses de "renaturation" comme la reproduction de méandres ne font en réalité que restaurer une dynamique déjà modifiée, perçue (à tort) comme "naturelle". Face au risque d'une écologie de carte postale et alors que plusieurs milliards d'euros sont dépensés chaque année en Europe pour des travaux de restauration, le gestionnaire public doit se référer davantage à des approches multidiscipliniares faisant appel à l'écologie, l'archéologie, l'histoire et la géographie. Les chercheurs mettent en garde contre des travaux "copiés-collés" de court terme, qui ne vont pas forcément donner beaucoup de résultats. Parmi les pistes leur paraissant prioritaires en terme de biodiversité, de services écosystémiques et de stratégie de "ré-ensauvagement": reconnecter le lit mineur à sa plaine d'inondation, retrouver des boisements en rive et des barrages d'embâcles en rivière, ré-introduire des espèces ingénieurs comme le castor. Voilà qui ne correspond pas tellement au modèle si souvent valorisé en France du cours d'eau dans ses sages méandres et son impeccable continuité...


Antony G. Brown et ses huit collègues européens analysent l'évolution des rivières depuis les conditions peu modifiées du Holocoène (voici 10 000 ans) jusqu'à l'époque récente, marquée par la "grande accélération" de la modification des milieux à l'âge "Anthropocène". Une trajectoire qui débute avec des chenaux anarchiques de l'Holocène récent, avant la déforestation importante dans leurs bassins versants, se poursuit avec les lits et plaines inondables en période de changement maximal du paysage dans la plus grande partie de l'Europe (soit entre 3000 et 500 ans avant le présent, du Bronze européen tardif à la période médiévale) jusqu'aux changements intensifs de la période récente (XVIIIe-XXe siècles), avec des barrages, des lits rectifiés et endigués, des bassins versants occupés et exploités par une population de plus en plusnombreuse.

Les données sur l'état passé des rivières sont accessibles par les caractéristiques physiques et biologiques de leurs dépôts. Diverses stratégies sont mobilisées pour comprendre cet état passé :  stratigraphies de plaines inondables datées par radiocarbone et par luminescence optiquement stimulée (OSL), méthodes biomoléculaires des ADN sédimentaires (sedaDNA), mais aussi par exemple analyse de noms de rivières et de lieux pour étudier leurs conditions voici un millénaire.

Une première caractéristique des rivières européennes de basse altitude avant une influence humaine significative fut leur caractère boisé : "Les diagrammes de pollen et de macrofossiles de l'Europe tempérée nous apprennent que ces plaines inondables de l'Holocène précoce et moyen étaient densément boisées de bouleaux, de saules, de peupliers et plus tard d'aulnes et de chênes (Huntley et Birks 1983, Dinnin et Brayshay 1999; Lechner 2009, Ejarque et al 2015)." On retrouve encore aujourd'hui dans quelques rares zones peu favorables à l'agriculture ce type de boisement riverain. "Le recrutement de gros bois dans les eaux d'amont peut bloquer les vallées et provoquer l'aggradation du fond de la vallée (Montgomery et Abbe 2006). De même, les rapports faible largeur / bois favorisent la formation de barrages d'embâcles, qui forcent la dissection de la plaine d'inondation par des canaux de débordement et augmentent les niveaux d'eau en amont des obstacles. Les taux de sédimentation et de transport de matière organique en amont sont fortement influencés par la dynamique des barrages d'embâcles (Assini et Petiti 1995, Sear et al 2010)."



Extrait de Brown et al 2018, art cit, droit de courte citation.

Une deuxième caractéristique est le style instable du lit : cours d'eaux en anastomoses ou anabranches, avec de nombreuses chenaux, formant et déformant connexions entre ces bras, ce que permet la faible incision (enfoncement) du lit par rapport à la plaine alluviale. Ces bras dessinent un réseau complexe et changeant rapidement de place. Le Narew (Narou), rivière de l'ouest de la Biélorussie et du nord-est de la Pologne, affluent de la Vistule, donne un exemple aujourd'hui préservé de telle rivière (cf illustration ci-dessus).

Cette configuration du lit en multicanaux fut le style fluvial dominant dans les zones de plaines. Le passage au chenal unique a été le fait d'une évolution multimillénaire allant de l'âge du Bronze au Moyen Âge. Il y a eu disparition progressive des forêts pour créer des espaces agricoles de pâture ou de culture (en deux phases majeures, 2500-2000 BP puis 1500-1000 BP), drainage des bras secondaires, augmentation du taux d'envasement des bancs par des sables cohésifs, des limons et des argiles, apparition de terrasses et de levées sur les berges, incision du lit progressivement unique dans le sol érodable, apparition de méandres (forme tardive et non originelle du style fluvial).

"Vers 2200 ans BP, notent les chercheurs, les alluvions induites par l'homme avaient modifié la morphologie et l'écologie des plaines inondables et des chenaux dans toute l'Europe tempérée, et les plaines inondables étaient largement utilisées pour l'agriculture (Brown 1997a, Stobbe 1996). Vers 1700 BP (fin de l'époque romaine), les zones humides les plus naturelles de la plaine inondable ont été drainées, sinon elles le furent vers 1200 BP (première période médiévale). Une seconde transformation a été la création de systèmes de puissance basés sur les plaines inondables par les 900-600 BP (du XIe au XIVe siècles), qui ont été construits, contrôlés et entretenus par des professionnels spécialisés (arpenteurs ou levadiers) pour les moulins et l'ingénierie hydraulique (Rouillard 1996). Sous le système féodal européen, les plaines d'inondation et les canaux étaient immensément importants et réglementés. Cela comprenait des règlements sur la protection des berges, l'entretien des chenaux, les pêches, l'évacuation des eaux usées, le fauchage des plaines inondables et les inondations contrôlées connues sous le nom de 'warping' dans certaines parties de l'Angleterre (Lewin 2013)".

Antony G. Brown et ses collègues soulignent que les moulins ont participé à cette reconfiguration des lits. On note une densité assez forte de 1 à 3 moulins par km linéaire dans les régions les plus peuplées. Certains, comme ceux étudiés sur les rivières Culm et Erft, ont d'abord utilisé d'anciens bras secondaires naturels pour les transformer en biefs.

Alors que les humains s'affairaient au bord des rivières, ils faisaient aussi disparaître d'autres constructeurs des hydrosystèmes : les castors. "Au cours de la période médiévale, les autres principaux ingénieurs des voies d'eau européennes et des zones humides - le castor eurasien - ont été chassés à la quasi-extinction (Wells et al 2000). Les territoires ont été réduits à une fraction de leur extension maximale du Quaternaire (Coles 2006) et dans de nombreux pays, les populations ont été éradiquées au XVIe siècle, avec une survie isolée dans quelques forêts protégées des périphéries de l'Europe comme la Scandinavie, Pologne de l'Est et Russie (Halley et Rosell 2003). Un tel impact, parallèlement aux changements de canaux induits par l'homme, a vraisemblablement contribué aux structures monocanaux enserrées de berges qui prévalent dans la plupart des rivières européennes à ce jour".

Cette évolution a concerné les petites rivières comme les plus grandes : "La contraction des formes multicanaux à des configurations à canal unique est non seulement commune aux petits cours d'eau, mais aussi aux rivières de taille moyenne; des exemples incluent la Tamise moyenne et inférieure (Sidell et al 2000, Booth et al 2007), la Severn et ses affluents au Royaume-Uni (Brown et al 1997), la Seine, la Moselle et l'Isère en France (Mordant et Mordant 1992), la Weser, Werra et Ilme et de nombreuses autres plaines inondables en Allemagne (Hagedorn et Rother 1992, Girel 1994, Stobbe 1996, Zolitschka et al 2003). Elle s'applique également aux sections du bassin des plus grands fleuves européens tels que la Vistule (Starkel et al 1996; Maruszczek 1997) et le Danube, l'un des meilleurs exemples se trouvant près de Bratislava dans le bassin de Linz (Pišŭt 2002). Un facteur supplémentaire avec ces rivières était les améliorations nécessaires pour permettre un plus grand trafic fluvial après l'adoption des bateaux à vapeur (Hohensinner et al 2011). La réduction de la complexité produite par les canaux secondaires et la prévention de l'avulsion étaient l'objectif principal de tous les schémas de canalisation des grands fleuves européens de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle (Petts et al 1989)".

L'hydronymie (noms relatifs à l'eau) peut apporter une contribution à l'étude de l'évolution de ces rivières et zones humides associées. Par exemple, en français, des noms comme Loire, Loir, Loiret et Ligoure contiennent l'élément liger, version latinisée du gaulois ligaqui réfère directement au limon et à l'alluvion. La même remarque vaut pour des noms comme Brian, Briance, Brienon ou Briou, dérivés de la boue. D'autres hydronymes comme Bèbre, Beuvron, Bibiche, Bièvre révèlent la présence ancienne du castor (bebros).

Enfin, les chercheurs soulignent que le bilan carbone de l'évolution des systèmes fluviaux est complexe à tirer : les zones inondables du lit majeur sont tantôt des puits tantôt des sources selon leur ancienneté et leur régime hydrologique.

Conclusion : "Il ressort clairement de cette étude qu'il est impossible de ramener les cours d'eau des plaines inondables de l'Europe tempérée à quelque chose qui se rapproche d'un état naturel originel ou d'un état hypothétique d'équilibre naturel par rapport à un point donné du passé." Il convient dès lors d'"éviter l'approche copier-coller utilisée dans les études à court terme qui conduisent trop souvent à des spécifications tronquées et / ou à des échecs pour des projets de restauration (Palmer et al 2009). Il est souhaitable d'étendre nos connaissances sur les états fluviaux alternatifs et leur résilience, en incluant des dynamiques à long terme et des trajectoires évolutives (Brierley et Fryirs 2016, Dearing et al 2015, Brown et al 2013, Lespez et al 2015)."

Les études géomorphologiques en Europe ont identifié un certain nombre de variantes de restauration dont plusieurs peuvent être adaptées à des modèles multicanaux et maximiser la biomasse du chenal comme des rives, apportant ainsi une contribution majeure à la biodiversité régionale. Laisser le castor faire ce travail pourrait être la solution la plus simple et la plus rentable.

Discussion
Dans leur travail, les chercheurs soulignent qu'à l'échelle européenne, la dépense publique totale pour améliorer les rivières pourrait s'élever à 7-9 milliards € par an. Une part non négligeable de ce budget est désormais consacrée à la restauration morphologique plutôt qu'à la lutte contre la pollution chimique de l'eau et des sédiments. Il est donc important pour l'écologie des bassins versants comme pour le bon usage de l'argent public de faire des choix avisés.

Contrairement à ce qui a souvent été avancé par des gestionnaires en France (agence française pour la biodiversité, agences de l'eau, syndicats et parcs), la réflexion savante est loin de produire des conclusions homogènes et robustes sur la priorité et l'utilité des choix d'aménagement de rivières en vue de les "renaturer" ou les "restaurer". C'est une démarche encore largement expérimentale, où il vaut mieux se garder de postures dogmatiques et montrer une grande rigueur dans les analyses avant-après de sites pilotes. Par ailleurs, contrairement aux options retenues par la commission européenne dans la directive cadre sur l'eau 2000, la mise en avant d'un "état de référence" d'un cours d'eau paraît de plus en plus problématique eu égard au caractère dynamique et profondément transformé de la plupart des rivières européennes, comme à la possibilité ouverte aujourd'hui de faire évoluer ces rivières vers différents états possibles. Autant certaines mesures de baisse des polluants sont "sans regret" quand ces substances représentent des risques avérés pour la santé et pour l'environnement, autant les objectifs de biodiversité et de morphologie sont plus complexes à évaluer et font référence à des dynamiques inscrites dans le temps long. La prudence s'impose donc au regard des millions de kilomètres linéaires de rivière en Europe, représentant un coût considérable d'aménagement pour des services écosystémiques pas toujours évidents à caractériser à l'issue des chantiers.

Enfin, la problématique de continuité longitudinale mobilise en France une bonne part des efforts et financements de la restauration morphologique, y compris dans des zones n'ayant pas d'enjeux biologiques grands migrateurs. Le bien-fondé de ce choix, qui conforte le modèle du chenal unique et fait souvent disparaître des annexes hydrauliques non dépourvues d'intérêt pour le vivant, reste à démontrer dans la plupart des cas. Et ce ne sont pas des "copiés-collés" comme ceux évoqués par les A.G. Brown et ses collègues qui y parviendront.

Référence : Brown AG et al (2018), Natural vs anthropogenic streams in Europe: History, ecology and implications for restoration, river-rewilding and riverine ecosystem services, Earth, 180, 185-205

A lire sur le même thème
Rivières hybrides: quand les gestionnaires ignorent trois millénaires d'influence humaine en Normandie (Lespez et al 2015) 
Barrages de castors et d'humains: quels effets sur les rivières? (Ecke et al 2017) 
Les petits barrages (de castor) ont aussi des avantages (Puttock et al 2017) 
Les barrages des moulins ont-ils autant d'effets sur la rivière que ceux des... castors? (Hart et al 2002) 

23/04/2018

Un moulin mosellan de l'époque carolingienne révèle ses secrets (Muigg et al 2018)

Bernhard Muigg et quatre collègues européens viennent de publier dans le Journal of Archaeological Science une étude d'un moulin à eau de Moselle (Audun-le-Tiche), datant de l'époque carolingienne (840-851) et dont les éléments en bois ont été exceptionnellement bien conservés. Le moulin à eau a été la première machine entièrement mue sans intervention de l'homme ou de l'animal. L'étude de son expansion après la fin de l'empire romain est un thème fécond pour la recherche archéologique et historique.




Comme le rappellent les chercheurs, "le traitement du grain pour la production alimentaire est essentiel dans toutes les cultures sédentaires. L'utilisation de la puissance hydraulique constitue un progrès technique décisif par rapport aux broyeurs à grains manuels. Les moulins à eau sont les premières machines dans un sens strict, puisque leur entraînement ne dépend pas du travail humain ou animal. Ils représentent l'un des réalisations techniques les plus importantes de l'humanité."

À l'époque pré-industrielle, la puissance hydromécanique était appliquée à divers procédés de production, entre autres pour broyer le grain. Au début du Moyen Age, avec une économie essentiellement agricole, les moulins à eau s'imposent peu à peu, avec une augmentation régulière à l'intérieur comme à l'extérieur des anciennes provinces romaines. "Le rôle prédominant des moulins à eau dans le haut Moyen Age s'est manifesté dans diverses sources écrites du VIe et VIIe siècles de notre ère, par exemple Liber vitae patrum de Grégoire de Tours, 18,2 (James 1991), la Fundatio monasterii Aquicinctini (Waitz 1883), la Vitae sanctae Brigidae (Hochegger 2009) ainsi que les lois et règlements (par exemple Lex Salica, VIe s, Lex Ripuaria, VIIe s, Edictus Rotharii, 643 après JC. (Rivers Th 1986, Azzara et Gasparri 2005)", rappellent les auteurs.

L'enjeu pour l'archéologie est de trouver des vestiges structuraux assez bien conservés. Un environnement gorgé d'eau empêche la décomposition du bois par les micro-organismes aérobies, ralentissant la biodégradation. Des bois placés dans de telles conditions peuvent survivre pendant des millénaires. La saturation en eau conserve la forme extérieure de l'artefact et permet l'identification des espèces.

Bernhard Muigg et ses collègues présentent l'analyse dendro-archéologique d'un moulin à eau carolingien retrouvé à Audun-le-Tiche (Moselle, France), sur les rives de l'Alzette. Grâce à son excellent état de conservation, les restes du bâtiment et les éléments techniques (parties de la roue hydraulique) offrent des perspectives uniques pour le chercheur.

Au total, 328 objets en bois ont été excavés sur le site dont 183 échantillons prélevés pour des études dendro-archéologiques : piles rondes provenant du bâtiment du moulin, pieux en bois fendus, segment de la roue hydraulique et nombreuses pales.

Les échantillons montrent une majorité de bois de chêne (Quercus sp.) utilisé pour la construction du moulin. L'autre espèce importante est le hêtre (Fagus sylvatica). D'autres espèces plus légères ont été utilisées pour les piles et les billots trouvés dans le voisinage immédiat du moulin (charme, peuplier, saule).

Les analyses dendrochronologiques sur des éléments structuraux toujours dans leur position d'origine montrent une première phase de construction pour le bâtiment de l'usine en l'an 840. Des réparations et ajustements fréquents sont observés jusqu'en 851.



Photographie d'un segment de la roue (en haut), mode d'assemblage de la roue et des pales (en bas), illustration in Muigg et al 2018, art cit, droit de courte citation.

La roue du moulin mesurait 1,46 m de diamètre. Les pales sont formées d'un seul tenant, rectangulaires avec un tenon le plus souvent cylindrique,  d'une largeur de 15-20 cm et d'une hauteur variable de 16 à 34 cm. La roue comportait 20 pales. "Toutes les pales ont été produites à partir de bois de chêne et de hêtre. Le hêtre a une faible durabilité et stabilité dimensionnelle, mais les deux taxons se distinguent par de bonnes propriétés de clivage. Ceci montre que la précision de mise en forme et de dimension de la pale était d'importance secondaire para rapport à la facilité de traitement de la matière première", notent les chercheurs. Les pales étaient des "consommables" du moulin, à changement assez fréquent.

Référence : Muigg B et al (2018), Dendroarchaeological evidence of early medieval water mill technology, Journal of Archaeological Science 93, 17-25

18/04/2018

Restauration de la nature et état de référence: qui décide au juste des objectifs, et comment? (Dufour 2018)

Dans un passionnant mémoire d’habilitation à diriger des recherches, le géographe Simon Dufour (Université Rennes 2, UMR LETG) rappelle les problèmes qui surgissent lorsque l'on prétend définir un "état de référence" d'une rivière (ou de tout milieu naturel) en vue d'engager une action de restauration écologique. On invoque "la nature" vue par "la science" pour justifier certaines actions, mais en réalité toute politique écologique va opérer des choix normatifs qui ne sont pas démontrables par la science, et qui ne sont pas en soi inscrits dans la nature davantage que ne le seraient d'autres choix. Les humains co-construisent les milieux à partir d'objectifs sociaux: encore faut-il que ces objectifs soient pensés, explicités, démocratisés dans leur expression comme dans leur décision.  




Au bord d'une retenue de chaussée de moulin, une grenouille se repose sur un nénuphar. Le riverain voyant la scène se demande : pourquoi veut-on changer cela? Car il est question de modifier cet état présent de la nature, décrit comme une altération.

Cette question est celle des fondements et objectifs de la restauration écologique des rivières, une politique publique visant à améliorer l'état des milieux aquatiques. Restaurer signifie revenir à un état jugé plus conforme à ce qui devrait être. Cela pose donc la question de "l'état de référence" : à partir de quoi va-t-on dire qu'une rivière (ou tout milieu) est ou non conforme à cet état?

La nature ancienne était-elle plus naturelle?
L'état de référence a d'abord été simplement posé comme la nature telle qu'elle était avant l'influence humaine, en particulier avant l'époque industrielle, une référence "ancienne" étant donc plus "naturelle".

"Dans un premier temps, ces actions postulaient que les actions humaines, notamment depuis la révolution industrielle, avaient profondément dégradé l'état naturel de ces milieux, note Simon Dufour. Ainsi, la plupart des actions de restauration proposaient un retour des cours d'eau à un état de référence, état antérieur à la perturbation identifiée."

Mais ce prisme présente deux inconvénients majeurs : "Premièrement, il méconnaît la longue co-évolution des hydrosystèmes sous la double influence de processus naturels et de processus humains. Cette co-évolution implique des états ou des fonctionnements passés perçus comme naturels mais en réalité co-construits (ex. Bravard, 1981b ; Petts et al., 1989 ; Muxart et al., 2003 ; Ashton et al., 2006 ; Walter et Merritts, 2008 ; Lespez et al., 2015). (…) Deuxièmement, il rencontre de nombreuses limitations pratiques : quelle période de référence retenir ? Comment accéder au fonctionnement ancien ? Est‐il réaliste d'envisager de restaurer des systèmes complexes contrôlés par de nombreux facteurs ayant leurs propres dynamiques s'exprimant sur des pas de temps différents ? Pourquoi l'état passé d'un système correspondrait‐il aux relations actuelles et futures entre ce système et la société ? Etc."

Simon Dufour note : "L’impossibilité de rétablir un état ancien a été soulignée par certains auteurs dès les années 1990 (Stanford et al., 1996 ; Palmer et al., 2005) mais l’utilisation d’un état ancien supposé plus naturel comme référence reste un implicite fort."



La nature fonctionnelle est-elle plus naturelle? 
La nature ancienne plus ou moins "originelle" ou "vierge" n'étant pas un paradigme très solide au plan scientifique ni très opérationnel au plan politique, malgré sa force symbolique, on s'est donc orienté vers une approche différente : la nature comme ensemble de processus dynamiques spontanés, où la référence est désormais le "fonctionnel".

"Dans un deuxième temps, les actions de restauration ont plutôt visé le rétablissement de l'expression des processus dynamiques qui contrôlent les tronçons fluviaux à l'état naturel comme la mobilité latérale du chenal, les crues et les transferts sédimentaires au sein du système fluvial (Nilsson, 1992 ; Ward et al., 2002 ; Roche et al., 2005 ; Schnitzler‐Lenoble, 2007). Dans cette approche, la référence est moins passée que naturelle ou fonctionnelle et la restauration devient une forme de réhabilitation, c’est‐à‐dire un retour à la capacité de réalisation de certaines fonctions au sein d’un système."

Si cette nouvelle approche correspond mieux à la description biophysique des hydrosystèmes fluviaux depuis quelques décennies, elle n'en est pas moins sujette à diverses limitations.

"La base écologique de cette approche est plus forte que la précédente, remarque ainsi l'auteur, mais, dans ce cas également, des questions susceptibles de limiter sa portée générale demeurent : les mêmes processus hydrologiques et sédimentaires sont‐ils valables quel que soit le contexte géographique? Que faire quand l'expression d'un processus limite par exemple la biodiversité? Les crues, ou la mobilité latérale du chenal, sont‐elles systématiquement favorables à tous les écosystèmes et aux populations riveraines? Etc. Ces questions sont majoritairement liées au fait que l’assise conceptuelle de cette approche renvoie aux notions d’intégrité et de bonne santé des écosystèmes et que ces notions possèdent une dimension normative très forte. Or l’idée d’une situation idéale, optimale ou normale pose inévitablement la question des valeurs sous‐jacentes à la définition des attributs de cette situation et semble y apporter une réponse implicite supposant qu’il existe une forme d’universalité des valeurs et des attributs."

Simon Dufour donne en exemple le cas d'une rivière (la Magra) qui est passée localement d’un style en tresses à un style à chenal unique au cours du XXe siècle : l'étude à long terme de cette évolution ne permet pas de dire qu'un style ancien à la dynamique plus spontanée est forcément meilleur en soi, car le système nouveau a produit des bénéfices écologiques également valorisés comme l’expansion des boisements riverains et une diversité paysagère plus importante. Et le style ancien n'était pas tout à fait spontané, il dépendait d'évolutions climatiques (du petit âge glaciaire au réchauffement moderne) mais aussi de l'exploitation anthropique des versants.

Simon Dufour observe : "deux approches implicites de la référence coexistent dans cette approche processuelle, il s’agit soit d’une dynamique désirable, car le caractère dynamique est considéré comme naturel soit d’une dynamique désirable du fait de sa capacité à maintenir certaines fonctions ou propriétés désirables comme la diversité. La première approche est une version réarrangée de l’approche dans laquelle la référence est implicitement la rivière naturelle mais, dans ce cas, le naturel étant défini par son caractère spontané et non vierge. Or, des processus spontanées peuvent se traduire par une perte d’habitats rares ou à une baisse de la diversité de certains groupes taxonomiques. La seconde est implicite, car elle mobilise des attributs pour justifier un fonctionnement à restaurer sans pour autant, dans la majorité des cas, expliciter les motivations de ces choix. Ainsi, un lien implicite est fait entre le caractère dynamique (c.-à-d. la spontanéité des processus naturels) et les attributs désirables d’un tronçon donné. Or, ce lien est en réalité complexe, dépend du système considéré et est basé sur des valeurs implicites."

L'approche par la dynamique et le processus spontané repousse donc le problème de la fondation de l'état de référence à restaurer sans lui donner une approche à la fois cohérente (garantissant un optimum écologique) et objective (évitant tout jugement de valeur ou préférence subjective)


La nature comme objectif social : qui décide?
Il reste une troisième approche de l'état de référence de la restauration écologique : celle qui se fonde sur la base factuelle d'une description biophysique, mais reconnaît qu'en dernier ressort, des choix humains et des objectifs sociaux vont arbitrer l'intervention.

Simon Dufour écrit : "la mise en œuvre des programmes de restauration des cours d'eau et de leurs marges mobilise une troisième approche, basée sur la définition d'objectifs explicite de restauration intégrant non seulement l'intégrité des milieux naturels mais aussi le bien‐être humain (Baker et Walford, 1995 ; Hillman et Brierley, 2005 ; Aronson et al., 2006 ; Kondolf et al., 2006 ; Dufour et Piégay, 2009 ; Alexander et al., 2016 ; Morandi et al., 2016). Il ne s'agit plus seulement de se limiter à ce que l'on peut avoir (quel type de rivière, quel mode de fonctionnement, quel régime de crues, quelles espèces, etc.), mais de poser aussi la question de ce que l'on veut avoir (quels besoins, quelles attentes collectives et individuelles, etc.) (Gobster et Hull, 2000 ; Barraud et Germaine, 2013 ; Magilligan et al., 2017). Cette approche reconnaît qu’il est possible de restaurer plusieurs couples état/fonctionnement possibles (Jungwirth et al., 2002 ; Palmer et al., 2005), que l’enjeu réside dans le choix entre ces possibles et que ce choix ne peut être réalisé que par l’explicitation des objectifs de restauration (Wheaton, 2005 ; Nilsson et al., 2007)".

Cette restauration par des objectifs sociaux reconnaît que des questions humaines (intérêts objectifs et appréciations subjectives) contraignent et orientent le champ de possibles. Mais du même coup, elle implique de vérifier si et comment les humains ont réellement la possibilité de participer à la définition des objectifs :

"Pour mener à bien cette approche basée sur l’explication des objectifs, il convient évidemment d'améliorer la capacité à comprendre la variabilité des fonctionnements biophysiques dans une large gamme de contextes géographiques (Hillman et Brierley, 2005). Mais il convient également, et c'est probablement là le point le moins bien connu, de progresser dans la capacité à formaliser et à réguler les attentes de la société envers ces systèmes en intégrant la multiplicité des acteurs, de leurs valeurs et de leurs rationalités, la diversité des usages au sein d'un même tronçon fluvial ou d'un même bassin versant et les interactions d'échelles. En effet, Baker et Eckerberg (2016) identifient au moins 8 logiques différentes qui peuvent être suivies dans les projets de restauration (retour au passé, résoudre un problème écologique, développer des activités récréatives, etc.) et qui sont basées sur des valeurs différentes (voir aussi Clewell et Aronson 2006). Cela explique en partie qu’un même critère puisse faire l’objet d’appréciation dans plusieurs domaines de valeurs, comme la naturalité avec des valeurs écologiques, économiques et éthiques (Schnitzler et Génot, 2012). Il convient donc non seulement d’expliciter les objectifs, mais aussi les valeurs sous‐jacentes à ces objectifs (Hull et Robertson, 2000), ce qui implique de progresser dans la capacité à mettre en œuvre et/ou développer des pratiques politiques à même d’organiser et de hiérarchiser les choix en fonction de ces valeurs sociales et de ces connaissances biophysiques (Larrère et Larrère, 2015). Il ne s’agit tant de définir ce qui est socialement acceptable (Brierley et Fryirs, 2008), que ce qui est socialement désiré puis, dans un second temps, de développer les modalités politiques d’atteinte de ce «désiré»."

Le problème est que nous sommes très loin de réunir ces conditions aujourd'hui. Ainsi, la directive cadre européenne sur l'eau a été conçue comme une mesure centralisée et technocratique, très loin des débats citoyens, avec des arbitrages opaques et des objectifs finalement assez simplistes devant s'imposer à tous les bassins (d'où en partie son échec programmé). L'approche française par grands bassins hydrographiques reste quant à elle une démocratie surtout formelle d'où sont concrètement exclus nombre de riverains et usagers, les agences de l'eau étant surtout des lieux techniques de négociation entre des bureaucraties publiques et des lobbies industriels ou ONG, avec l'impulsion des réformes et leur financement venant toujours des choix de l'administration centrale. Autre exemple: les classements des rivières à fin de continuité écologique (2012-2013), choix majeur concernant plus de 20.000 ouvrages et modifiant considérablement le paysage des rivières concernées, ont pris la forme d'arrêtés préfectoraux de bassin dont la délibération a totalement écarté la plupart des acteurs sociaux vivant au bord des rives concernées. Et sa discussion technique et scientifique a été limitée à quelques acteurs à forte spécialisation (hydrobiologie, hydromorphologie, approche valorisée des systèmes lotiques et de certains enjeux halieutiques), sans éclairage par d'autres disciplines (géographie, histoire, sociologie, droit, économie, etc.).

La politique de l'eau et de la restauration écologique se fabrique ainsi sans les citoyens. Et parfois contre eux.

Au bord d'une retenue de chaussée de moulin, une grenouille se repose sur un nénuphar. Le riverain voyant la scène se demande : qui a décidé de changer cela, et pourquoi mon avis vaudrait-il moins que d'autres?

Référence : Dufour S (2018), Une approche géographique de la végétation et de la gestion biophysique des hydrosystèmes fluviaux. Éléments épistémologiques, thématiques et opérationnels, Géographie. Université Rennes 2,  <tel-01719739>

Illustrations : paysages de l'Armançon anthropisée et de ses biefs à Perrigny et à Fulvy, des sites où il existe aujourd'hui des projets de modification au nom d'une restauration écologique (de continuité). De quelle nature plus originelle ou plus fonctionnelle ces hydrosystèmes seraient-ils une dégradation? Que nous dit le gestionnaire des réalités observables sur l'évolution de ces hydrosystèmes, de leur biodiversité et de leur fonctionnalité? Quels objectifs sont proposés aux riverains et comment peuvent-ils participer à leur définition? Va-t-on faire un diagnostic écologique sans préjugé de ces milieux, ou orienter leurs études préliminaires vers certains traits que l'on a envie de démontrer? Autant de questions n'ayant pas de réponses claires, ce qui soulève la distance ou la critique des riverains.

A lire sur le même thème
Une rivière peut-elle avoir un état de référence? Critique des fondements de la DCE 2000 (Bouleau et Pont 2014, 2015)
La conservation de la biodiversité est-elle une démarche fixiste? (Alexandre et al 2017) 

15/04/2018

Une règle d'or pour conserver un ouvrage: ne pas abandonner son droit d'eau

Le droit d'eau est le droit d'user de l'eau dérivant de l'existence autorisée d'un ouvrage  régulièrement installé sur une rivière. Depuis le plan de restauration de continuité écologique de 2009, certains fonctionnaires des syndicats de rivière et des services déconcentrés de l'Etat tentent de pousser des propriétaires à rédiger des courriers d'abandon de leur droit d'eau, en prétextant que c'est la condition nécessaire d'un futur aménagement sans frais de continuité écologique. Non seulement cette pression est une tromperie et un abus de pouvoir, qui doit être signalée et poursuivie s'il est possible d'en apporter une preuve matérielle ; mais l'abandon du droit d'eau signifie surtout que le propriétaire se trouve dans l'obligation de remettre les lieux en l'état sans aucun moyen de recours, sans droit à indemnité et avec des risques de recevoir des plaintes de tiers en cas de changement délétère des écoulements. Explications.



Un témoignage entendu cette semaine sur l'Oze : "le précédent propriétaire de l'usine était âgé, il avait souffert d'un AVC et ne vivait plus ici. On a fait pression pour qu'il abandonne son droit d'eau et que le problème soit géré par le syndicat". Un autre deux jours plus tard sur l'Armançon : "ils sont venus voir le propriétaire, à plusieurs. D'après ce qu'ils lui ont dit, s'ils gardent son droit d'eau, c'est lui qui aura tous les frais à sa charge".

De tels cas, de nombreuses associations en témoignent : il suffit de venir dans les assemblées générales de propriétaires de moulins et étangs pour les entendre. Et des collectivités subissent les mêmes pressions, en particulier les communes rurales modestes n'ayant pas de services techniques et juridiques, formant des proies faciles à la pression si elles sont propriétaires d'un patrimoine hydraulique.

Rappel sur le droit d'eau
Un droit d'eau est un droit réel attaché à l'existence d'un ouvrage hydraulique (chaussée, seuil, digue, barrage). Un ouvrage hydraulique dispose d'un droit d'eau dit "fondé en titre" ou "fondé sur titre", sans limite de temps et sans nécessité d'autorisation administrative nouvelle, dans deux cas de figure : si l'ouvrage  existe avant 1566 en rivière domaniale ou avant 1791 en rivière non domaniale ; s'il existe entre 1791 et 1919 avec une puissance inférieure à 150 kW. Pour que le droit d'eau soit valide, plusieurs conditions sont nécessaires : pas de ruine complète des ouvrages (par exemple, barrage complètement disparu), pas de changement d'affectation de ces ouvrages (par exemple bief volontairement comblé). Il existe par ailleurs des cas où le droit d'eau peut être abrogé par l'autorité administrative (trouble grave et immédiat pour la sécurité, la salubrité, le milieu). Un propriétaire doit apporter la preuve (par tout moyen : cartes, mentions écrites, etc.) de l'existence historique d'un ouvrage (avant 1566, 1791, 1919 selon les cas). Une administration contestant un droit d'eau doit apporter la preuve de ses allégations, dans le cadre d'une procédure contradictoire. A noter : le Conseil d'Etat a rappelé que le droit d'eau est assimilable à un droit réel immobilier (relié à la propriété de l'ouvrage ou des annexes hydrauliques qui en dérivent). Il est donc inexact de prétendre que le droit d'eau impliquerait comme condition d'existence de conserver l'usage l'ayant vu naître (meunerie, pisciculture, etc.) dans les siècles passés. Le droit français assume le fait que les usages des propriétés évoluent dans le temps, ce qui ne fait pas perdre pour autant les droits qui leur sont attachés.

Ce qui se passe sur certaines rivières
Des fonctionnaires ou élus de syndicats de bassin, parfois accompagnés de fonctionnaires représentant l'Etat, affirment en substance au propriétaire : "si vous conservez votre droit d'eau, vous devrez payer à vos frais tous les travaux de mise en conformité de l'ouvrage. Dans le cas contraire, en demandant l'abrogation du droit d'eau, des travaux pourront être faits sans que cela vous coûte un centime". Bien entendu, de tels échanges restent oraux car ces fonctionnaires savent qu'un tel propos par écrit leur vaudrait immédiatement une poursuite en justice pour tromperie et excès de pouvoir. (Au demeurant, si vous avez une preuve matérielle opposable d'un tel discours, envoyez-là à notre association. Car le droit est d'autant mieux respecté que son irrespect est sanctionné).

Pourquoi l'abandon du droit d'eau est un piège
L'abandon de droit d'eau signifie concrètement l'abandon du droit d'avoir un ouvrage et un bief (ou un étang). Cela place le propriétaire dans une dépendance totale aux injonctions de l'administration : celle-ci exigera la "remise en état des lieux" sans que le propriétaire ait des moyens très efficaces de se défendre et sans qu'il puisse échapper aux frais si nécessaire. Par ailleurs, un propriétaire qui abandonne son droit d'eau doit répondre des droits des tiers : l'ouvrage est souvent en place depuis des siècles, des usages se sont installés autour de lui, des bâtiments se sont construits, etc. Si les changements des écoulements nuisent à d'autres propriétés riveraines (par exemple fragilisation des bâtis et des berges, inondations, perte d'usages), c'est contre le propriétaire ayant décidé des travaux que les voisins se retourneront en dernier ressort. Enfin, un moulin sans droit d'eau perd une bonne part de sa valeur marchande, il devient une simple maison parmi d'autres, en zone inondable (même chose pour un étang ou plan d'eau). Au demeurant, si vous ne voulez plus de l'ouvrage, vous pouvez proposer à vos interlocuteurs de le racheter avec son droit d'eau : cela se pratique sur certains bassins.

Pourquoi le droit d'eau protège des frais de continuité écologique
Quand ils ont voté la loi sur l'eau de 2006 instaurant l'article L 214-17 CE et l'obligation de continuité écologique sur certaines rivières, les parlementaires étaient informés des problèmes de coût liés aux précédentes mesures de franchissement piscicole (loi de 1984), n'ayant pu être appliquées pour cette raison. Ils ont donc pris soin de préciser que si une mesure de continuité représente une "charge spéciale et exorbitante" (par exemple une passe à poissons), elle ouvre droit à indemnité (l'Etat doit flécher un financement public). Or, en perdant le droit d'eau, vous ne dépendez plus de cet article L 214-17 CE qui assure l'indemnisation des charges exorbitantes, mais du régime général d'abrogation de l'autorisation de l'article L214-3-1 CE et de l'article L 181-23 CE, qui ne prévoient quant à eux aucun dédommagement. En clair, loin de garantir que vous ne paierez rien, la perte du droit d'eau vous fait perdre la possibilité de demander l'indemnisation des travaux de continuité sur un ouvrage autorisé. Elle vous place en situation d'incertitude sur les conséquences financières et juridiques ultimes des travaux qui seront engagés sur l'ouvrage.

Conclusion
L'administration (centrale ou territoriale) cherche à casser des droits d'eau, avec une intensité variable selon les bassins et les départements. Selon les informations que nous avons, cela donne lieu dans un cas sur cinq à des contentieux. L'administration agit ainsi soit sur la base d'un état de ruine ou de changement d'affectation de l'ouvrage (à démontrer par elle), ce qui est conforme au droit ; soit en suggérant au propriétaire que le maintien de son autorisation produirait des frais (ce qui est une menace contrevenant au droit). L'administration sait très bien qu'un moulin ou étang avec droit d'eau est protégé par la jurisprudence comme par la loi, et qu'il peut difficilement se voir imposer des issues aberrantes de destruction ou d'imposition de solutions pharaoniques vis-à-vis desquelles le particulier n'est pas solvable. Evidemment, ce comportement de l'administration et de syndicats est l'une des causes de la rupture observée avec les riverains sur les bassins où il s'observe : en essayant dès le départ d'imposer un discours de disparition des ouvrages, la réforme de continuité écologique a braqué les parties prenantes et interdit toute mise en oeuvre concertée. Tant que le gouvernement ne recadrera pas son administration de l'eau en lui rappelant qu'il s'agit d'aider à aménager des ouvrages, et certainement pas de pousser à les détruire, rien n'évoluera réellement.

Donc un conseil : n'abandonnez jamais votre droit d'eau si vous en possédez un. Et si vous êtes simple riverain de bief ou de plan d'eau dans un site où l'on évoque un projet de destruction, vérifiez que le possesseur du droit d'eau (commune ou particulier) ne commet pas l'erreur grave de l'abandonner.

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Quelques conseils pratiques
  • Faites vous accompagner par des voisins, des élus locaux ou une association quand un syndicat ou une administration vous propose une rencontre pour parler de l'avenir de votre ouvrage.
  • Si vous recevez un courrier relatif à l'ouvrage et au droit d'eau dont vous ne comprenez pas les termes, soumettez-le à un conseil juridique ou une association.
  • Enregistrez les conversations lors des visites chez vous qui sont consacrées à parler de l'avenir de votre ouvrage.
  • Rédigez par courrier recommandé un compte-rendu de la visite avec des verbatims (citations), à envoyer à la préfecture (service de la DDT-M).
  • Si un compte-rendu de visite est rédigé par l'administration (DDT-M, AFB), soumettez-le à un conseil juridique ou une association, si besoin contestez ses termes par courrier recommandé.
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Devoirs liés au droit d'eau
Bien entendu, respectez les devoirs afférant au droit d'eau, soit pour l'essentiel :
  • ne pas excéder le niveau légal de la retenue créée par l'ouvrage, 
  • entretenir les vannes et les ouvrir en crue (sauf ordre contraire du préfet), 
  • assurer le débit minimum biologique (10% du débit moyen) restant en permanence à la rivière (et pas dans le bief), en particulier à l'étiage. 
Le fait que des limons, sables, graviers ou autres sédiments s'accumulent dans une retenue ou un bief n'est pas en soi contraire au droit d'eau, c'est une conséquence normale de l'existence d'un ouvrage. Des curages ou dégravages sont à envisager si cela pose un problème, sinon la rivière définit elle-même l'équilibre local de l'eau et des sédiments. L'ouverture des vannes (s'il y en a) en crue suffit à évacuer ce qui peut l'être. Mais les vannes ne doivent jamais être ouvertes brutalement s'il y a une forte charge de vase derrière et peu de débit, en particulier en période de reproduction des poissons.

Vous pouvez apporter des améliorations écologiques dans la gestion de l'ouvrage et de ses annexes hydrauliques, mais c'est toujours du cas par cas demandant une bonne observation des milieux locaux et de leurs enjeux. Prenez garde aux "conseils" n'ayant aucune base solide dans la science ou la loi. Certains prétendent faire de l'écologie alors qu'ils expriment des convictions personnelles sur leur idéal subjectif de nature, d'autres veulent défendre uniquement certains usages (pêche). Un ouvrage va représenter localement des gains et des pertes pour le vivant. Il y a donc une règle simple : si un interlocuteur évoque uniquement les pertes sans parler des gains, c'est qu'il exprime des biais, et veut probablement vous tromper.

13/04/2018

Agence française pour la "biodiversité" ? Indifférence complète à la disparition de 5 ha d'étang et zones humides en Morvan

L'association Hydrauxois avait saisi l'agence française pour la biodiversité sur la destruction en cours de l'étang de Bussières par la fédération de pêche de l'Yonne, soulignant l'intérêt de cet hydrosystème situé dans une zone de protection faune et flore (ZNIEFF), ainsi que dans une zone de recolonisation de la loutre (utilisant les étangs comme nourricerie). Nous avons reçu le rapport de l'AFB : trois pages de service minimum, sans aucune étude ni même mention des enjeux écologiques liés à l'étang et à ses zones humides, cela alors même que la recherche scientifique souligne l'importance des plans d'eau dans la préservation de la biodiversité. Une plainte pénale et une plainte administrative sont déposées. Le laxisme de l'administration envers le lobby pêche et le dogmatisme de la continuité écologique sont inadmissibles.



La fédération de pêche de l'Yonne et l'administration en charge de l'eau ont organisé depuis octobre 2017 la destruction sans autorisation du site de Bussières (5 ha d'étangs et zones humides, un patrimoine de l'Ancien Régime). Alors que les services de l'eau et de l'environnement se montrent extrêmement pointilleux pour des opérations de routine en gestion d'ouvrages hydrauliques, ils ont ici toléré la disparition d'un milieu aquatique et humide à haut intérêt pour la biodiversité et cela sans la moindre étude d'impact, la moindre compensation, la moindre enquête publique permettant aux citoyens de s'exprimer. Face à la mauvaise foi et à l'opacité de ses interlocuteurs, L'association a déposé une plainte pénale à Auxerre (contre la fédération de pêche) et une plainte administrative à Dijon (contre la préfecture).

L'agence française pour la biodiversité, saisie par Hydrauxois en novembre 2017, vient de nous faire parvenir après 2 relances son rapport sur le sujet. On peut le télécharger à ce lien. Elle s'est bien gardé de nous en faire copie en février, avant la destruction de l'étang, mais a préféré attendre que les pelleteuses de la fédération de pêche aient tout détruit. Tout comme les services de la DDT nous ont envoyé les pièces complémentaires demandées après le chantier.

On aurait pu s'attendre à ce qu'une agence en charge de la biodiversité, saisie de manière motivée par des citoyens, remplisse son rôle assigné par l'Etat : "préservation, gestion et restauration de la biodiversité" et "développement des connaissances, ressources, usages et services écosystémiques attachés à la biodiversité" (art L 131-8 CE).  Mais le résultat est consternant :

  • aucune observation sur l'hydrosystème qui va être modifié,
  • aucune mesure de la superficie des zones humides asséchées,
  • aucune évaluation de la biodiversité locale,
  • aucune mise en garde sur les enjeux connus des étangs et zones humides, de Bussières en particulier (amphibiens, invertébrés, oiseaux d'eau, végétation spécialisée, rôle dans le retour de la loutre),
  • aucune évaluation du rôle d'épuration de la retenue,
  • aucune évaluation du rôle de l'étang dans la régulation des crues.


L'Agence française pour la biodiversité a été formée en janvier 2017, à la suite de la loi de biodiversité, en agrégeant notamment les personnels de l'Onema (Office national de l'eau et des milieux aquatiques) qui était lui-même issu du CSP (Conseil supérieur de la pêche).

Nous avons déjà déploré que l'AFB continue dans les biais halieutiques de l'Onema et du CSP, dont les centres d'intérêt pour la biodiversité aquatique ont toujours été très centrés sur des espèces de poisson présentant un intérêt pour les pêcheurs, ainsi que sur des milieux lotiques présentés comme idéal de "renaturation", en indifférence complète à l'évolution historique des milieux et du vivant qu'ils abritent. Plusieurs équipes de recherche ont récemment émis des interrogations sur la nature exacte de la "science" ou de l'"expertise" mobilisée dans la continuité (par exemple chez Lespez et al 2015 ou chez Dufour et al 2017).

Nous avions notamment montré que l'Onema :


Hélas, le personnel actuel de l'AFB n'étant autre que celui de l'Onema pour ce qui est du suivi des rivières et milieux aquatiques continentaux, les mêmes problèmes persistent. Nous l'avions constaté sur les ouvrages de l'Ource. Cela se confirme à Bussières.

L'agence publique en charge de la biodiversité se comporte donc de manière inacceptable par rapport à ses missions d'étude objective et de protection du vivant. Encore récemment, une équipe de 11 chercheurs a appelé à une prise en compte urgente des mares, étangs et petits plans d'eau dans la politique des milieux aquatiques (voir Hill et al 2018). Des universitaires français ont souligné que ce "limnosystème" possède une valeur propre pour le vivant (Touchart et Bartout 2018), ainsi que diverses fonctions comme l'épuration de l'eau, appelant à une étude attentive au cas par cas avant d'intervenir (Gaillard et al 2016). Au cours des années 2000, la recherche scientifique a montré que ces milieux lentiques, souvent moins présents à l'esprit des gestionnaires et décideurs que les rivières ou les lacs, abritent pourtant une biodiversité plus importante par unité de surface. Les scientifiques écrivent : "Les mares et étangs fournissent un habitat essentiel à de nombreuses espèces rares et menacées à l'échelle nationale et internationale, et constituent des refuges importants dans les paysages urbains et agricoles" (Hill et al, art cit).

Que l'Agence française pour la biodiversité n'ait pas l'honnêteté intellectuelle élémentaire d'étudier des hydrosystèmes d'intérêt, ici classés en ZNIEFF, avant leur éventuelle destruction est injustifiable. La biodiversité des milieux aquatiques et humides en France n'a pas besoin d'une annexe savante du lobby des pêcheurs de truite et saumon. Et les riverains n'ont aucune raison de prêter crédit à un discours public s'alimentant à cette déformation militante de la réalité. Notre association saisira la direction de l'AFB et le nouveau directeur de l'eau au ministère de ces dérives.

11/04/2018

Des poissons d'eau douce aux poissons marins, un changement de goût au Moyen Âge (Orton et al 2017)

Au Moyen Âge, on observe à partir du XIe siècle une forte croissance des poissons marins dans la consommation des villes anglaises. Cette transition est connue en archéologie anglo-saxonne sous le nom de Fish Event Horizon. S'agit-il d'un changement de goût lié à l'urbanisation et au développement des transports? Ou du reflet d'un déclin des poissons d'eau douce, à cause du développement des moulins, de l'agriculture et de la surpêche? Trois archéologues (David Orton, James Morris et Alan Pipe) ont mené l'enquête en analysant des dizaines de milliers de vestiges de poissons dans les collections du musée archéologique de Londres. Résultat: on n'observe aucun déclin des poissons d'eau douce avant l'arrivée de leurs concurrents marins, ce qui suggère une cause économique et culinaire plutôt qu'environnementale. 




Les trois chercheurs rappellent la problématique de leur étude : "Dans la période médiévale de l'Europe occidentale, l'une de grandes questions est la mesure dans laquelle l'approvisionnement à long terme a soutenu le développement urbain et la croissance démographique. Un point clé dans ce contexte est le déplacement spectaculaire vers des ressources marines - et apparemment l'éloignement de ressources d'eau douce - qui ont eu lieu en Angleterre au début du XIe siècle, en particulier dans les établissements urbains. Ce 'fish event horizon' marque un changement important dans les ressources des villes médiévales et représente l'origine ultime des pêcheries marines commerciales modernes en mer du Nord, et au-delà".

Rare depuis le début Néolithique (environ 4000 av. JC), les taxons de poissons marins réapparaissent soudainement dans le registre archéologique anglais en nombre significatif à partir du XIe siècle, constituant souvent plus de la moitié des spécimens de poissons identifiés dans le registre archéologique des assemblages provenant de sites à l'intérieur des terres. Dans un premier temps, il s'agissait principalement d'un phénomène urbain, les pourcentages dans les sites ruraux augmentant progressivement au cours des siècles suivants.

Cette recrudescence des poissons marins est plus marquée pour la morue (Gadus morhua), mais des espèces apparentées comme l'aiglefin (Melanogrammus aeglefinus), le lieu noir (Pollachius virens), la lingue (Molva molva) et le merlu (Merluccius merluccius) deviennent importantes au XIIIe siècle. Le phénomène avait des précurseurs dans les sites occupés par l'élite du début du Moyen Âge et les harengs  représentaient même jusqu'à 20% du poisson des centres de commerce proto-urbains entre le VIIe et le VIIIe siècles.

La synthèse des données sur les os de poissons de Flandre, en Belgique, révèle un phénomène globalement similaire, mais avec des différences dans les chronologies pour les taxons.

Ecologues, archéologues et historiens se posent la question de cette évolution. S'agit-il d'un choix culturel et économique, lié à l'urbanisation, à l'émergence de la bourgeoisie, au développement du commerce et de la navigation? S'agit-il plutôt d'une contrainte écologique, associée à la raréfaction de la ressource dulçaquicole par surexploitation de pêche, apparition des moulins et forges, première eutrophisation liée au développement de l'agriculture et des pollutions (déchets organiques jetés dans les rivières)?

Les chercheurs ont souhaité tester la seconde classe d'hypothèses, celle de causes environnementales.

"Une limitation classique de la recherche zoo-archéologique, observent-ils, est que les comptes d'échantillons sont des ensembles de données fermées: si la fréquence en pourcentage d'une catégorie augmente, celle des autres doit nécessairement diminuer. La diminution relative des restes de poissons d'eau douce observée au Fish Event Horizon est un corollaire inévitable de l'augmentation des spécimens marins."

Pour vérifier si le déclin des poissons d'eau douce est réel ou simplement un artefact lié à l'augmentation de la consommation de poissons marins, il faut alors affiner la chronologie : si l'on constate qu'un déclin des stocks de poissons d'eau douce commence avant l'augmentation des espèces marines, cela conforterait l'hypothèse selon laquelle la surpêche et la dégradation des rivières et des lacs ont commencé au début du Moyen Age, et donc contribué à l'essor pêche maritime. Inversement, si un tel déclin ne peut être démontré ou s'il est postérieur au "fish event horizon", cela suggérerait que le développement des pêcheries marines dépendait principalement de l'augmentation de la demande globale de poisson ou des changements dans les goûts culinaires.

La base de données du musée d'archéologie de Londres comprend (en 2013) 320.797 spécimens zoo-archéologiques récupérés à partir de 7270 contextes chronologiquement phasés sur 142 sites dans le noyau urbain de Londres. Les poissons apportent 35187 spécimens, dont 32315 proviennent de 1163 échantillons sédimentaires sur 84 sites. Les chercheurs ont appliqué un développement statistique pour produire des séries cohérentes incluant des marges d'erreur.

Leur conclusion : aucun déclin des espèces d'eaux douces et diadromes n'est observable dans les phases qui précèdent l'émergence de la consommation des poissons marins. Cela semble donc exclure l'hypothèse d'un changement de régime dû à un déclin des stocks sur les habitats continentaux. A noter: les stocks de saumons restent assez constants, indiquant qu'ils parvenaient à franchir obstacles ou pêcheries de l'estuaire, alors que les stocks d'anguille, de loin les plus importants parmi les restes de diadromes dans les sites archéologiques, ont connu un déclin marqué au XIIe siècle.

Référence : Orton D et al (2017) Catch Per Unit research effort: Sampling intensity, chronological uncertainty, and the onset of marine fish consumption in historic London, Open Quaternary, 3, 1, 1–20

08/04/2018

Quand la nature crée toute seule des obstacles à l'écoulement des rivières

Dans les têtes de bassin versant, souvent présentées comme des enjeux forts pour la continuité écologique — comprendre en général : enjeu halieutique pour la pêche à la truite —, la nature crée spontanément de nombreux obstacles à l'écoulement : chutes, cascades, barrages d'embâcles... Mais que fait la police de l'eau?


Les ruisseaux et rûs du Morvan ont la réputation d'être des "pépinières" pour la reproduction des truites, qui viendraient y frayer pour ensuite grossir dans le cours principal des rivières. Quelques relevés de l'Onema avaient plaidé en ce sens au cours des années 2000, sans que l'on sache vraiment si cette observation est généralisable et confirmée par des mesures stables dans le temps.

En circulant le long de ces ruisseaux et rûs, on est cependant frappé par les nombreux obstacles à la circulation du poisson que la nature y place.



Sur un ruisseau affluent du Cousin (ci-dessus), on a ainsi dénombré pas moins de 15 obstacles sur 200 m, formés soit de roches imposant des petites cascades, soit de barrages d'embâcles, de hauteur supérieure à 20 cm (et atteignant jusqu'à 85 cm). Le ruisseau étant par définition à faible puissance hydraulique, plusieurs de ces obstacles sont dénués de fosse aval profonde (creusée par l'eau au pied d'une chute) qui permettrait d'améliorer la capacité de saut (le poisson prend élan dans cette zone d'appel).

Si l'on en croit l'article R214-109 du code l'environnement, "constitue un obstacle à la continuité écologique, l'ouvrage entrant dans l'un des cas suivants : 1° Il ne permet pas la libre circulation des espèces biologiques, notamment parce qu'il perturbe significativement leur accès aux zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri ; 2° Il empêche le bon déroulement du transport naturel des sédiments ; 3° Il interrompt les connexions latérales avec les réservoirs biologiques ; 4° Il affecte substantiellement l'hydrologie des réservoirs biologiques."

Pour arriver à des règles d'instruction, l'article R214-1 du même code suggère que l'obstacle à la continuité écologique commence à 20 cm de hauteur (cas demandant une déclaration à la préfecture) et s'aggrave au-delà de 50 cm de hauteur (cas demandant une autorisation).

Nous en déduisons que la nature construit par elle-même de nombreux obstacles à l'écoulement, sans demander l'autorisation à la préfecture. Si les écoulements des ruisseaux morvandiaux étaient soumis à instruction des agents de l'AFB-Onema, ils ne seraient probablement pas autorisés... et ne parlons pas du saut du Gouloux!


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